mercredi 27 juillet 2016

Guerres hybrides : 6. Comment contenir la Chine (V)

Article original de Andrew Korybko, publié le 15 Juillet 2016 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr



http://orientalreview.org/wp-content/themes/freshnews/thumb.php?src=/wp-content/uploads/2016/03/HWlogo.jpg&h=100&w=100&zc=1&q=80
La recherche a porté jusqu’ici sur la géopolitique régionale de la région de l’ASEAN, établissant une base solide permettant au lecteur de se familiariser avec sa dynamique générale. Elle a également fourni un aperçu des machinations stratégiques des États-Unis, qui utilisent la guerre hybride pour manipuler leurs amis et leurs ennemis, ce qui prouve une large polyvalence de ce stratagème dans la poursuite de la politique américaine. Le travail va maintenant passer à une étude détaillée des vulnérabilités socio-politiques inhérentes à chacun des pays de l’ASEAN. Elle commencera par parler des membres insulaires de ce bloc, puis passera à leurs homologues indochinois. Les sections sur le Myanmar et la Thaïlande sont les champs de bataille de la guerre hybride les plus probables et les plus percutants, notamment en raison de l’activation géographique des projets de Route de la soie de la Chine. Ils constituent donc la fin de cette recherche sur l’Asie du Sud-Est.

 

Depuis la première partie de l’examen des scénarios de guerre hybride commençant par les États insulaire qui soutiennent les infrastructures non chinoises, les lecteurs pourraient avoir envie de sauter cette section pour passer tout de suite à la lecture des recherches vraisemblablement plus pertinentes sur l’ASEAN continentale. Bien que cela puisse être tentant, il est conseillé au lecteur de se familiariser aussi avec l’insularité de l’ASEAN. En effet, j’ai déjà fait valoir qu’il y a un potentiel pour les États-Unis à déstabiliser leurs alliés, dans une certaine mesure, s’ils ne sont pas pleinement conformes à la Coalition de confinement de la Chine (CCC). Les stratèges de Washington peuvent se sentir enclins à provoquer ce qu’ils prévoient comme des scenarios limités de guerre hybrides contrôlées (susceptibles de finalement déraper involontairement), comme une forme de pression sur les décideurs dans les capitales ciblées. Ils peuvent aussi carrément libérer ce potentiel, comme une punition, avec une déstabilisation préalable de ces États par les États-Unis en cas de suivisme pragmatique à l’égard de la Chine.

Par conséquent, bien qu’il ne semble pas immédiatement pertinent d’étudier les menaces de guerre hybrides auxquelles sont confrontés les pays de l’ASEAN insulaires, il y a une probabilité pour que certaines d’entre elles puissent être activées dans les années à venir. L’Indonésie est en proie à des possibilités de guerres hybrides et il est prévisible que certains de ces facteurs pourraient même organiquement déstabiliser l’État, sans encouragement externe. En raison du positionnement critique de cette nation insulaire entre le Pacifique et l’océan Indien, ainsi que de son potentiel démographique et économique, un accent supplémentaire sera mis pour aider le lecteur à le comprendre ainsi que les diverses nuances de sa sécurité asymétrique. L’auteur espère sincèrement que le lecteur prendra le temps d’examiner ce qu’il a écrit au sujet de l’insularité de l’ASEAN afin qu’il puisse être mieux instruit et informé sur ce qui pourrait éventuellement se révéler comme les limites des champs de bataille de la guerre hybride.


Les Philippines

Le défi national principal qu’affrontent les Philippines est le vieux conflit de Mindanao, toujours frémissant, qui a sombré dans une insurrection multiforme contre le gouvernement menée par une dispersion de rebelles et de groupes terroristes. Certains rebelles ont conclu des accords avec le gouvernement et ont l’intention de coopérer avec lui en actualisant les ambitions autonomes de leurs mouvements, tandis que les éléments les plus radicaux, dont certains sont des terroristes islamistes, se sont séparés des modérés et continuent à mener une guerre de provocations, quoique toujours de basse intensité. C’est cette violence permanente qui représente le risque le plus élevé de dégénérer en une déstabilisation plus grande. Ce sera étudié dans les sections ci-dessous car les problèmes de Mindanao ont largement le potentiel de se propager à Palawan, l’archipel de Sulu, et même à l’État malaisien de Sabah et à l’extension indonésienne du nord de Sulawesi.

Les bases de Bangsamoro

Philippine ethnic groups per province
Groupes ethniques des Philippines par province
Le conflit au sud des Philippines est très complexe. Il est officiellement en cours depuis 1969, bien que les partisans affirment que les habitants de Mindanao et de l’archipel affilié de Sulu se battent en permanence pour leur indépendance depuis la colonisation espagnole en 1521, continuant leur lutte contre l’Amérique, les Japonais et ce qu’ils considèrent comme les colons chrétiens philippins. Pour commencer, il est important de comprendre à quel point l’identité régionale et religieuse joue un rôle puissant dans le conflit, car c’est le principal catalyseur des comportements ici. Les Philippins musulmans englobent divers groupes ethniques et habitent une poignée d’îles autres que Mindanao, mais ils sont collectivement connus sous le terme de Moro, apparemment une dérivation du mot Maure, et ils appellent leur patrie Bangsamoro.

Une facette intéressante de l’histoire des Philippines est que les îles de l’archipel  n’ont jamais été intégrées sous une puissance unifiée, quelle soit locale ou régionale. Elles ont donc historiquement conservé un fort degré de séparatisme, tout en entretenant des contacts commerciaux mutuellement bénéfiques. Par exemple, jusqu’à la veille de la colonisation espagnole, la plupart des îles étaient sinisées, islamisées, indianisées ou malaisianisées. Leur identité était donc plus proche de celle de leur patron culturel que de leurs voisins insulaires proches. Il va sans dire que le Moro était la portion islamisée de la chaîne d’îles, qui, on le rappelle au lecteur, inclut notamment Mindanao, l’archipel de Sulu et Palawan. La migration inter-îles (le terme Moro pour colonisation interne) au cours des périodes espagnole, américaine et des  Philippines indépendantes a dilué le pourcentage total des musulmans dans leurs provinces d’origine, d’où la raison pour laquelle la majorité des habitants de Mindanao est maintenant chrétienne, par exemple.

Le Moro a cristallisé son identité après l’occupation américaine qui a commencé en 1898, motivée en grande partie par ce que ses habitants considéraient comme une colonisation interne rampante de colons philippins du nord, chrétiens, pour leurs ressources et leurs riches terres agricoles. Le Moro a mené une insurrection féroce contre l’armée américaine qui n’a pas été officiellement maîtrisée avant 1913. Un état de tension de faible intensité a été la norme depuis lors et jusqu’en 1968, certains natifs Moro ripostant aux empiétements des milices de colons chrétiens, ce qui est devenu un problème notamment dans la période post-indépendance après 1946. L’élément déclencheur de la révolte totale du Moro date de 1968 et du massacre de Jabidah, dont les circonstances exactes sont encore troubles, mais au cours duquel il a été estimé que le gouvernement a tué entre 11 et 68 recrues Moro qui étaient censées être utilisées pour déstabiliser l’État de Sabah en Malaisie.

La question territoriale persistante entre les Philippines et la Malaisie se résume à une erreur de traduction d’un accord de 1878 entre le Sultanat de Sulu (faisant maintenant partie des Philippines) et les colonisateurs britanniques dans le Nord de Bornéo. Le Moro basé autour de Sulu soutient (comme leur document le prouve) qu’il a simplement loué une créance sur l’île aux Britanniques, alors que ceux-ci affirment (comme leur version du document le prouve aussi) que le territoire leur a été cédé. Cette pomme de discorde est revenue sur le devant de la scène de la politique régionale à l’époque de la Seconde Guerre mondiale et reste à ce jour une question controversée et en grande partie inchangée. Citer ce différend territorial apparemment obscur est important parce qu’il pourrait jouer un rôle important dans l’expansion transnationale déstabilisatrice future du Moro des Philippines vers l’est de la Malaisie et peut-être même vers le nord de l’Indonésie. Ce sera étudié plus tard.

Pour le moment, afin d’instruire le lecteur sur les bases du conflit Bangsamoro, il est pertinent de se tourner vers une description des différents groupes de militants qui ont germé dans le Mindanao après le massacre de Jabidah en 1968.

Militants de Mindanao et leur interaction

Front de libération nationale Moro
Le massacre par l’armée des recrues Moro a suscité une telle colère parmi la communauté identitaire qu’un groupe rebelle s’est finalement formé en réponse. Le Front de libération nationale Moro (MNLF) a été créé un an plus tard en 1969 et il est toujours actif à ce jour. Mais en 1976, il a renoncé à son ancien objectif de l’indépendance à part entière et est entré en pourparlers prolongés avec le gouvernement sur la création d’une région autonome. Cela deviendra la Région autonome du Mindanao musulman (ARMM), en 1989, prévue pour être transformée en l’entité Bangsamoro dans le courant de 2016. Diverses révisions et controverses sur ces pourparlers de paix ont frappé le processus depuis sa création il y a quatre décennies, mais pour une large part, il a contribué à modérer le MNLF et à l’intéresser au succès de l’unité des Philippines.
Front islamique de libération Moro
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Il a cependant également donné naissance involontairement à un groupe dissident, qui devait devenir la base de la deuxième plus grande organisation militaire de Mindanao, le Front de libération islamique Moro (MILF). Le MILF était en désaccord avec les pourparlers de paix de leurs frères des MNLF avec le gouvernement et s’est séparé du groupe en 1978 afin de poursuivre la lutte pour une Mindanao indépendante, bien qu’elle suive déjà la loi islamique. Ce geste très controversé a encore accru la complexité du conflit. Ce qui était autrefois une lutte ethnico-régionale pour l’indépendance et l’autonomie est devenu plus tard le combat de l’islam contre le christianisme, et son islamisation manifeste a attiré l’attention de plusieurs groupes terroristes islamiques. Bien que jamais étayé par des preuves irréfutables, il a été largement révélé que le MILF avait reçu des fonds d’al-Qaïda et avait une relation avec l’Indonésie basée sur la Jemaah Islamiyah et des groupes terroristes d’Abu Sayyaf centrés sur Sulu.
Les combattants de la Liberté islamiques de Bangsamoro
Peu importe ce que leurs liens précédents ont été, le MILF ne les a pas poursuivis après le milieu des années 2000 par crainte d’être étiqueté groupe terroriste lui-même et donc de faire échouer les pourparlers de paix qu’il avait engagés avec le gouvernement à ce moment là. Le groupe dissident qui s’était séparé de son organisation mère en 1978 parce qu’il n’était pas d’accord avec le choix de cette dernière d’accepter l’autonomie offerte par le gouvernement, a ironiquement fini par faire exactement la même chose qu’il avait autrefois désavouée. L’histoire s’est alors curieusement répétée lorsque les Combattants islamiques pour la Liberté de Bangsamoro (BIFF) ont quitté le MILF en 2008 en signe de protestation et ont formé leur propre groupe militant. Ils n’étaient pas satisfaits de la décision de leur organisation mère d’accepter l’autonomie et ont juré de continuer la lutte pour un État islamique indépendant dans le Mindanao. Fait intéressant, c’était la vision du MILF avant qu’il ne décide finalement de se modérer et de suivre la même voie que leurs prédécesseurs du MNLF, bien qu’il ait reçu des garanties que la loi de la charia pourrait être appliquée à tous les musulmans vivant dans l’entité Bangsamoro proposée.
Abu Sayyaf
En plus du BIFF islamique séparatiste pur et dur, il y a aussi le groupe terroriste Abu Sayyaf, qui épouse une même approche obstinée du conflit. L’organisation a été créée en 1991 dans l’archipel de Sulu et a été responsable d’une frénésie d’attentats, d’enlèvements et de décapitations partout dans les Philippines depuis lors. Pour rendre les choses encore pire, il a également promis son allégeance à ISIS en juillet 2014, et le BIFF ayant suivi peu de temps après. Pris ensemble, le BIFF et Abou Sayyaf représentent l’avant-garde terroriste actuellement active dans le sud des Philippines et pourraient de manière réaliste fonctionner comme passerelle pour être les mandataires d’ISIS dans le pays. Ces deux organisations rebelles ont des relations mixtes avec le MNLF et MILF, ils ne sont pas exactement des partenaires, mais en même temps, ils ne se battent pas entre eux au point d’être des ennemis irréductibles.
Le jeu entre insurgés
Cela n’indique pas nécessairement une collusion entre les deux parties (le MNLF et le MILF négociant avec le gouvernement et les terroristes BIFF et Abu Sayyaf), mais il faut se rappeler que les différences entre eux ne sont pas très grandes. Les quatre groupes préconisent une certaine séparation pour le Moro, que ce soit l’autonomie ou l’indépendance, et chacun d’eux souhaite que Bangsamoro englobe les îles historiquement à majorité musulmane de Mindanao, Palawan, et de l’archipel de Sulu. La seule chose qui les différencie est principalement que le MNLF ne préconise pas formellement un État islamique (bien que la charia, loi sélective, soit un élément de base de la proposition de l’ARMM depuis 1977), et que lui et le MILF ne croient pas que des moyens terroristes devraient être utilisés pour justifier leurs objectifs communs. De plus, il est juste de dire que la principale différence entre les deux camps militants de Mindanao est un simple désaccord sur la tactique la plus efficace à employer pour atteindre leur objectif final partagé.

L’ARMM et la région Bangsamoro à venir comprennent seulement une tranche du sud-ouest de Mindanao, contrairement à la volonté de chaque groupe que l’île entière revienne sous leur contrôle. En outre, bien que l’ensemble de l’archipel de Sulu soit incorporé dans chaque construction, Palawan est complètement omise dans les deux cas. On peut en déduire que les MNLF et MILF estiment qu’une approche fragmentaire, approuvée par l’État, devrait être utilisée dans l’expansion de leur futur domaine, tandis que le BIFF et Abou Sayyaf favorisent évidemment des tactiques terroristes et ont un mépris total pour les autorités basées à Manille. En outre, si les Philippines accordent à Bangsamoro suffisamment d’autonomie sur une base élargie, un point de discussion pourrait être si oui ou non l’entité pourrait acquérir son indépendance formelle, sauf qu’elle n’aurait pas de privilèges externes précis, comme ses propres politiques étrangères et de défense. Elle serait indépendante dans tous les autres domaines, en particulier sur ses affaires intérieures. Cela permettrait d’atteindre une indépendance de facto que les quatre groupes Moro agitent d’une manière ou d’une autre, le seul défi étant de savoir quelle méthode utiliser pour poursuivre l’incorporation du reste de Mindanao et de tout Palawan.

Moro en marche

Palawan
Les mouvements Moro, qu’ils soient sanctionnés par le gouvernement ou désignés comme terroristes, auront des difficultés à créer un prétexte pour absorber le reste de Mindanao sous leur contrôle dans Bangsamoro en raison de l’identité en grande partie chrétienne que le reste de l’île incarne aujourd’hui. Les choses seraient beaucoup plus faciles avec Palawan, qui a une importante minorité musulmane le long de sa côte sud. Il convient de noter que le MILF a renoncé en 2012 à sa demande au sujet de Bangsamoro pour le sud de Palawan, dans le cadre de son accord de pourparlers de paix avec le gouvernement. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle ne peut pas être réactivée à un moment donné à l’avenir, notamment parce que la présence démographique à majorité musulmane dans cette partie de l’île n’a de toute évidence pas été touchée par la décision politique tactique du groupe.
Dans une vision possible de l’avenir, les musulmans de Palawan pourraient engager des provocations ou être provoqués dans les troubles comme ceux de Mindanao, un scénario style Révolution de couleur, ou même générer une activité terroriste dans le cadre d’une campagne d’agitation plus vaste pour rejoindre Bangsamoro. Cela serait particulièrement déstabilisant pour les Philippines car Palawan constitue la base de la demande du pays pour des îles contestées en mer de Chine méridionale. Une insurrection musulmane ou une guerre terroriste pure et simple pourraient avoir des conséquences débilitantes pour la viabilité de la portée maritime de Manille. Dans le même temps, cependant, les États-Unis pourraient y voir une ouverture stratégique pour augmenter leur présence dans l’île.
BALIKATAN 2015: US Marines conduct mock raid exercises at the Naval Education Training Center (NETC) in Zambales .
Balikatan 2015: les Marines américains mènent des exercices de raid simulés au Centre Naval Education Formation (NETC) dans Zambales.
Le Pentagone envisage déjà d’avoir accès à des bases à la fois aériennes et navales là-bas, dans le cadre de l’Accord de coopération de défense renforcée signé au printemps 2014. Sous prétexte de défendre ces installations et / ou d’aider les forces philippines à réprimer les perturbations terroristes là-bas (qu’elles aient effectivement pris la forme du terrorisme est discutable, car tout événement serait sans doute étiqueté selon des considérations politiques), les États-Unis pourraient même se voir offrir l’accès à une base au sol conventionnelle là aussi. Si cela se produit, ils serait en mesure d’établir une position dominante militaire complète sur cette île et son territoire environnant depuis l’air, la terre et le domaine maritime, transformant cette situation géostratégique en un tremplin primaire pour une projection de force dans la partie sud de la mer de Chine méridionale.
Sabah
L’internationalisation de la lutte du Moro pourrait facilement se produire si le conflit migrait vers Sabah, l’État nord-est de la Malaisie. Si les lecteurs s’en rappellent, il a été précédemment mentionné que cette partie de Bornéo a été sous le contrôle du Sultanat de Sulu, et que le différend sur son statut actuel est une source officielle de désaccord entre la Malaisie et les Philippines, ces dernières ayant hérité du Sultanat et des réclamations de ses héritiers sur le territoire. Les acteurs non étatiques ont déjà créé un précédent pour une ingérence dans ce naissain avec, au début 2013, l’invasion de Lahad Datu, au cours de laquelle des centaines de terroristes armés ont débarqué sur les franges de l’État malaisien au nom du Sultanat auto-proclamé de Sulu Jamalul Kiram III et ont tenté d’usurper violemment le contrôle des autorités légitimes. Le bras de fer a finalement pris fin avec la mort de 68 personnes, et l’incident regrettable a souligné à quel point cet État est sujet à de lointaines déstabilisations transfrontalières depuis les Philippines.

Le problème de ce théâtre susceptible de devenir une zone de conflit est double, car il implique à la fois l’incapacité des autorités philippines à affirmer le contrôle du droit et de l’ordre dans l’archipel de Sulu et la question encore en suspens sur le statut de Sabah. En ce qui concerne la première question, il est difficile pour Manille de s’impliquer directement dans les affaires de Sulu en raison de l’incorporation de ce dernier dans l’ARMM et avec l’entité autonome de Bangsamoro qui doit bientôt être établie. Si le gouvernement central s’ingère trop profondément dans le territoire Moro, que ce soit la partie continentale (île) ou maritime, il pourrait provoquer une réaction violente de la population locale et mettre en danger le processus de paix avec le MNLF et le MILF à Mindanao – ce qui est sans doute une préoccupation plus importante et beaucoup plus urgente à Manille que le contrôle des frontières sur ses provinces insulaires éloignées. En outre, les Philippines ne semblent pas désireuses de déposer leur demande formelle, et avec la Malaisie qui ne bouge pas sur ses droits souverains à Sabah, on est dans une impasse diplomatique. Cela crée un déficit de confiance entre les deux parties et cela pourrait contribuer à une escalade immédiate d’hostilité militaire bilatérale si une autre provocation à la frontière avait lieu.

Vu sous cet angle, il est possible de prévoir que l’incorporation formelle de Bangsamoro, en même temps que la perte d’influence de Manille sur le territoire nouvellement créé, pourrait créer une combinaison de déstabilisation des acteurs non étatiques au point que les héritiers autoproclamés du Sultanat de Sulu prennent les devants en essayent plus régulièrement et unilatéralement de résoudre ce conflit actuellement au point mort. On peut élever les enjeux encore en peu plus si le groupe Abu Sayyaf basé à Sulu adoptait cette cause dans le cadre de son portefeuille idéologique officiel et déclarait un djihad contre la Malaisie. Le groupe affilié à ISIS pourrait même essayer d’imiter le style de son organisation modèle et opter pour une méthode formelle d’agrandissement territorial en reproduisant l’invasion de Lahad Datu de 2013. S’il tentait une telle démarche et touchait au territoire, les services de sécurité de la Malaisie pourraient accuser à juste titre les autorités philippines de négligence en permettant au groupe terroriste de lancer un raid sur leur territoire officiel, même s’il est légalement autonome. Cela ne ferait que contribuer à l’effondrement des liens bilatéraux et accroître les tensions entre les deux États membres de l’ASEAN. Les Philippines pourraient se sentir obligées d’intervenir dans l’archipel de Sulu afin d’éviter une attaque similaire, et cela enflammerait bien sûr les autorités autonomes de Bangsamoro. Dans une autre variante de ce scénario, la Malaisie pourrait être tentée de mettre en scène sa propre intervention limitée, qui alors déclencherait infailliblement une escalade du conflit avec les acteurs étatiques et non étatiques aux Philippines.
La république de Bangsamoro
Dans un enchainement d’événements surprenants, à peine 6 mois après l’invasion de Lahad Datu, le chef du MNLF a déclaré la République de Bangsamoro et a provoqué la crise de la ville de Zamboanga. Nur Misuari et son groupe ne contrôlent qu’une petite partie du territoire qu’ils ont réclamé unilatéralement, mais dans l’ensemble, le pays a été envisagé comme comprenant tous les domaines Bangsamoro proposés (le sud-ouest de Mindanao et l’archipel de Sulu), le reste de Mindanao, Palawan et Sabah. En somme, ce qui était soi-disant le plus modéré des groupes militants de Mindanao fait un jeu de puissance de grande envergure pour tout ce que lui et ses trois homologues espéraient, mais finalement en vain. L’important, cependant, est que le MNLF a mis carte sur table et a montré toute l’étendue du territoire après lequel lui et les autres courent depuis toujours, malgré l’incohérence de leurs tactiques. Cela n’a laissé aucun doute dans l’esprit de beaucoup que les militants Moro finiraient par affirmer des prétentions sur Palawan et Sabah, que ce soit de concert avec un autre groupe ou indépendamment, quelques temps après la formalisation de Bangsamoro.

L’arc Mindanao-Sulawesi

La manifestation la plus perturbatrice de l’insurrection de Moro serait certainement sa propagation dans Palawan et Sabah, mais il est possible que dans le chaos généré elle fasse un saut en Indonésie aussi. Intervenant lors du Dialogue de Shangri-La en mai 2015, Francisco Acedillo, un membre de la Chambre des représentants des Philippines, a mis en garde contre «ISIS qui pourrait prendre pied dans ce que nous pourrions appeler l’arc Mindanao-Sulawesi». Les militants Moro ont déjà un plan d’expansion transnational pour reprendre le contrôle sur les avoirs du nord de Bornéo du sultanat de Sulu, et les membres terroristes parmi eux (Abu Sayyaf et BIFF) ont des liens étroits avec le groupe djihadiste indonésien Jemaah Islamiyah.

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Abu Sayyaf se bat littéralement côte à côte avec eux à Sulu tandis que le BIFF serait actuellement formé par eux. Cela crée donc un lien international du terrorisme dans les conditions actuelles. Une autre question à prendre en considération est que les terroristes basés aux Philippines sont également alignés avec ISIS, et il a aussi été question de la façon dont le «projet de renforcement du califat» pourrait facilement être transplanté en Asie du Sud en superposant les prétentions Moro sur Palawan et Sabah. Et, par provocation, peut-être même lier ses prétentions avec les ambitions de la Jemaah Islamiyah en Indonésie.

Superficiellement, on est enclin à douter du dernier scénario liant les affiliés d’ISIS Abu Sayyaf et le BIFF avec l’allié d’al-Qaïda Jemaah Islamiyah en raison des rivalités exacerbées entre eux, mais techniquement parlant, certains de leurs intérêts se chevauchent et ils ont des objectifs complémentaires en Asie du Sud-est, qui seraient mieux servis par une alliance tactique. Il faut aussi garder à l’esprit que l’Asie du Sud-Est, bien qu’elle ait été victime de terroristes dans le passé, n’est pas vraiment une région classique de première ligne comme peuvent l’être le Moyen-Orient et l’Afghanistan, par exemple. Du coup, la concurrence entre ces deux franchises terroristes pourrait ne pas être aussi grave et sanglante que s’ils vivaient dans les deux théâtres susmentionnés. Cela laisse ouverte la possibilité d’une alliance sans précédent entre eux, même si cela n’est pas officiellement validé par leurs directions respectives. Étant situé si loin de leurs centres terroristes corporate, ces «franchises» du Sud-Est asiatique sont relativement libres de faire comme il leur plaît, et il n’y a jamais eu de preuves tangibles confirmant leur degré de proximité avec leur quartier général au Moyen-Orient. Bien que les combattants régionaux aient reçu leur entraînement terroriste sur ce théâtre ou en Afghanistan, ils pourraient ne pas être aussi directement contrôlés par leurs patrons proclamés que les gens peuvent le penser, ce qui leur donne une liberté opérationnelle pour passer une alliance contre nature avec leurs pairs régionaux, indépendamment de la rivalité entre ISIS et al-Qaïda.

Dans le cas où le scénario d’une alliance terroriste philippino-indonésienne serait toujours d’une certaine actualité, ce serait de loin l’événement le plus perturbateur à l’échelle internationale qui pourrait se produire dans l’histoire récente de l’insularité de l’ASEAN. En particulier s’il devait entraîner la Malaisie, comme cela a été anticipé. Cela ne veut pas dire que ce scénario est probable dans l’immédiat, mais il semble de plus en plus convaincant au fur et à mesure que le Bangsamoro largement autonome gagnera en maturité et que les djihadistes originaires du Sud-Est asiatique rentreront chez eux à partir du Moyen-Orient et de l’Afghanistan. L’émergence d’un trou noir de chaos dans ce coin éloigné de l’ASEAN serait gênante pour tous les acteurs impliqués, car ils ont chacun des lieux à protéger prioritairement dans ces régions lointaines : les Philippines doivent tenir le reste de la partie continentale de Mindanao, Palawan, Luzon et les Visayas; la Malaisie doit se préoccuper de la partie péninsulaire plus peuplée et économiquement la plus productive du pays; et l’Indonésie doit lutter pour sécuriser Sumatra et Java, la population et les centres économiques de la nation insulaire. Ainsi, une épidémie de chaos déferlant sur les mers de Sulu et des Célèbes frapperait l’angle mort de chacun de ces trois pays d’une manière la plus multi-latéralement déstabilisante possible et perturberait instantanément l’application de toutes les autres politiques qu’ils poursuivent en ce moment.

Malaisie

L’État fédéral de la Malaisie est vulnérable à d’autres scénarios de déstabilisation que celui du Grand Moro en provenance des Philippines, bien que celui-ci puisse en soi être une crise paralysante. Les autres possibilités de remettre en cause son leadership sont une révolution de couleur stéréotypée (la minorité chinoise étant amené à jouer un rôle de premier plan) et la question du terrorisme transfrontalier avec le sud de la Thaïlande. Une rupture de l’ordre en Malaisie pourrait avoir des conséquences mondiales immédiates parce que le pays est une plaque tournante financière pour l’Asie du Sud-Est et qu’une partie de son territoire est située le long du détroit de Malacca, un lieu stratégique. Les manifestations anti-gouvernementales ici font généralement la une des journaux dans le monde d’une façon ou d’une autre (bien que généralement pas comme l’événement principal de la journée), montrant à quel point les observateurs étrangers avisés apprécient la stabilité du pays pour les raisons mentionnées ci-dessus.

Document d’information historique

Informations générales

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La Malaisie a une histoire très riche, mais pour le contexte de la recherche, c’est son passé récent après l’indépendance qui est pertinent. Il vaut pourtant la peine d’ajouter quelques mots au sujet de son héritage civilisationnel en raison de son large impact sur la région. Le peuple malais faisait partie de l’Empire Srivijaya d’influence indienne qui existait du VIIe au XIVe siècle, et ensuite ils ont dirigé le Sultanat de Malacca qui a germé dans son sillage. Dans les deux cas, la péninsule malaise (sur laquelle la majorité de la population et de l’économie contemporaine sont basées) a été la porte d’entrée pour les influences étrangères dans le grand archipel sud-est asiatique, que ce soit les îles indonésiennes ou celles des Philippines plus loin. Dans le même temps, d’autres cultures se diffusaient dans la péninsule. C’est pour cette raison que la langue des Indonésiens peut être considérée comme mutuellement intelligible avec la langue malaise. Les similitudes entre le malais et le tagalog (appellation officielle de la langue philippine) sont moins évidentes pour divers facteurs, mais néanmoins, elles existent encore dans une faible mesure. Toutes ces informations sont utiles pour saisir l’interconnexion historique des éléments de soft power entre les États modernes de l’Asie du Sud-Est, puisque chacun est engagé avec un autre de manière toujours plus profonde, ce qui devrait se développer avec la formation de la Communauté économique de l’ASEAN.
Pertinence des faits post-indépendance
Le territoire moderne de la Malaisie ne comprend que la partie péninsulaire du pays, et n’a pas été officiellement appelé Malaisie avant 1963. L’Union malaise est le nom de l’entité politique qui a émergé en 1946, rapidement transformée en Fédération de Malaisie deux ans plus tard. De 1948 à 1960, le pays a connu une violente insurrection communiste connue sous le nom d’urgence malaisienne qui a nécessité la participation massive des troupes britanniques pour la réprimer.  Cette perturbation a été à l’évidence dirigée par la minorité chinoise dans le pays. Ces citoyens se sont toujours sentis ostracisés par les autorités et leur situation particulière, y compris jusqu’à aujourd’hui, sera discutée plus tard. Les méthodes anti-insurrectionnelles utilisées pendant cette période sont encore relevées à ce jour comme parmi les plus efficaces, et leur mise en œuvre a créé les conditions où les Britanniques se sont sentis assez confortables pour accorder son indépendance à la Fédération de Malaisie en 1957.
Ce n’est pas qu’à partir de 1963 que les frontières modernes de la Malaisie et le nom du pays lui-même sont entré en jeu. Ce fut l’année où Sarawak, Bornéo du Nord (maintenant appelé Sabah) et Singapour ont rejoint la Fédération de Malaisie, que le pays est alors devenu la Malaisie. Des conflits internes ont conduit à l’expulsion de Singapour en 1965, mais à part ça, les frontières du pays nouvellement formé sont restés intactes depuis lors. Au niveau de la pertinence stratégique, Kuala Lumpur [capitale de la Malaisie, NdT] avait nouvellement acquis le contrôle de la majeure partie de la côte nord de Bornéo, y découvrant des réserves abondantes de pétrole et de gaz qui devaient plus tard être utilisées pour aider à financer le développement du pays. Petronas, la compagnie nationale des ressources fondée en 1974 pour extraire et gérer ces dépôts deviendrait rapidement un nom de premier plan dans l’industrie. Cela ne fait que souligner la valeur, pour le gouvernement fédéral à Kuala Lumpur, de ces régions orientales de la Malaisie, peu peuplées mais aux grandes ressources, et montre qu’elles doivent être protégées à tout prix, malgré leur éloignement du centre du pays.

Il est également important de souligner que la formalisation de la Malaisie en 1963 a provoqué une réaction très négative en Indonésie et aux Philippines, la première croyant qu’elle avait le droit de contrôler l’ensemble de Bornéo alors que la seconde revendiquait le Nord de Bornéo en raison du traité contesté dont elle a hérité du Sultanat de Sulu (que nous avons mentionné plus haut). La réaction de l’Indonésie à la création de la Malaisie devait ouvrir une période tendue de ce qui était alors connu sous le nom de Konfrontasi, tandis que les Philippines tentaient la déstabilisation finalement ratée de Sabah, qui a abouti au tragique massacre de Jabidah. Bien que les Philippines aient maintenu leur prétention, la plupart des pays voisins de la Malaisie ont travaillé à dépasser leurs différends au milieu des années 1960, au point de proclamer pacifiquement l’ASEAN en 1967. Il faut remarquer, cependant, que le changement dans la politique de l’Indonésie a été fortement marqué par le coup influencé par la CIA contre le président Sukarno, et que, sans l’arrivée de Suharto au pouvoir, le Konfrontasi n’aurait pas traîné pendant des années ou n’aurait jamais démarré. Par conséquent, on peut établir un lien entre le coup de la CIA en Indonésie et la fondation subséquente de l’ASEAN, et il est intéressant de noter qu’à ce moment-là l’organisation était violemment anti-communiste. Il pourrait donc y avoir plus d’origines américaines qu’on ne le soupçonnait de prime abord.
Fracas Philippin
Pour présenter un continuum aussi lisse que possible, le segment malaisien du scénario de notre recherche reprendra là où la partie philippine sera laissée et continuera à discuter de la possible déstabilisation de l’État de Sabah. Les Philippines n’ont pas seulement une revendication territoriale sur la région, elles l’ont aussi colonisée avec beaucoup de leurs citoyens par l’intermédiaire de flux de réfugiés dans la région. Il a été constaté en 2013 que 73  000 réfugiés sont entrés à Sabah entre 1976 et 1985, chassés de leurs maisons en partie en raison de l’intensité des combats qui se déroulaient à Mindanao à l’époque.

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Alors qu’il y a certainement des raisons humanitaires à leur exode, il ne peut être ignoré que ce grand afflux de citoyens philippins s’est fait dans une zone contestée que Manille continue à réclamer. Pour être juste, des autorités malaisiennes corrompues sont responsables de l’élaboration de diverses incitations dans les années 1990 par l’intermédiaire de l’arnaque du Projet IC, de sorte que les cartes d’identité (IC) ont été données à des réfugiés dans le seul but de les ajouter aux votants et faire pencher des élections locales dans une direction déterminée. Le mélange d’incitations humanitaires légitimes causées par le conflit de Mindanao, l’ordre du jour de la colonisation implicite du gouvernement philippin et la propre corruption de la Malaisie a contribué à produire une situation où les réfugiés philippins / migrants sont un problème dans l’est de l’État de Sabah.

À l’avenir, il est concevable que cette communauté expatriée puisse former une force d’avant-garde dans la déstabilisation du reste de la province, ou à tout le moins, dans l’accueil et l’assistance des envahisseurs originaires de Sulu (peut-être dirigés par Abu Sayyaf). En outre, des perturbations à l’échelle communautaire par ce groupe démographique pourraient inciter les forces de sécurité de la Malaisie à recourir à la violence ou à une opération d’expulsion à grande échelle, les deux pouvant ensuite être présentées par les médias mondiaux d’influence américaine comme «une agression malaisienne» contre des «réfugiés philippins» dans le cadre d’une vaste campagne d’information contre Kuala Lumpur. Le récit centré sur l’humanitaire qui prédomine dans les médias unipolaires ne saurait résister à un appât aussi tentant pour calomnier le nom de la Malaisie, et cela pourrait même atteindre un tel paroxysme que le message anti-gouvernemental pourrait servir de base à une tentative de Révolution de couleur planifiée. Peu importe si on en arrive là ou non, le scénario de la violence philippino-malaisienne (manipulée ou légitime) susciterait certainement une grande consternation à Manille provoquant des reproches aussi violents que possible, ce qui nous incite à croire que l’incident pourrait être motivé par des forces extérieures intéressées à voir une détérioration des relations entre les Philippines et la Malaisie.

Dans l’ensemble, l’importance de la région de Sabah en Malaisie est qu’elle représente une frontière extrêmement vulnérable sensible aux infiltrations terroristes et aux provocations des Révolutions de couleur. Cela signifie qu’elle pourrait devenir le théâtre d’une guerre hybride de faible intensité, l’agitation sociale cédant rapidement la place à la violence anti-gouvernementale. Même si ce n’est pas viable à long terme et que cela s’éteint aussi vite que l’invasion terroriste du début de 2013, cela pourrait encore être stratégiquement difficile pour l’État si c’était programmé pour coïncider avec d’autres cas de violence dans le reste du pays. Comme ce qui a été mentionné précédemment, il se pourrait qu’un fracas philippin à Sabah ne soit qu’un signal pour démarrer une révolution de couleur à Kuala Lumpur et diviser l’attention des forces de sécurité de manière à faciliter une déstabilisation plus grave dans la capitale. La violence entre les Philippines et la Malaisie pourrait devenir une incitation symbolique pour les Malais chinois à descendre dans les rues en signe de protestation, d’autant plus qu’ils sont déjà soucieux d’être victimes de discrimination eux-mêmes et étaient à l’avant-garde des derniers grands rassemblements anti-gouvernementaux en septembre 2015. En conséquence, il est maintenant approprié de faire la transition de notre recherche en explorant le rôle de ce groupe dans la toute prochaine tentative de Révolution de couleur, si elle est reliée à la déstabilisation de Sabah ou lancée séparément.

La carte chinoise

Contexte
Sauf si l’on est originaire de Malaisie, ou d’origine chinoise, ou déjà bien familiarisé avec la démographie du pays, on pourrait être surpris d’apprendre que 24,6% de la population est d’origine chinoise et que la plupart est concentrée dans la péninsule de Malaisie. Proportionnellement, les Chinois sont aussi la troisième plus grande communauté de Sarawak avec environ 22% de la population, mais leurs 585 000 compatriotes ethniques font pâle figure en comparaison des millions d’autres qui se trouvent dans la partie ouest du pays. Ce groupe identitaire a été présent dans la région depuis des siècles, mais il a fallu attendre le XXe pour qu’une migration suffisamment importante leur donne une forte présence dans l’ensemble des paramètres de la population du pays. La communauté chinoise s’est relativement bien intégrée en Malaisie et elle occupe une position privilégiée dans l’économie globale en raison de ses liens commerciaux et des investissements en capitaux. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début de l’urgence malaisienne en 1948, la population chinoise a été victime de politiques discriminatoires motivées par le fait que cette catégorie ethnique a plus que toute autre incommensurablement contribué à l’essor des insurgés communistes. Une autre question est la perception largement répandue que les colonisateurs britanniques ont favorisé ce groupe aux dépens de la majorité malaise, ce qui est conforme à l’approche stéréotypée de la Couronne du diviser pour régner .
Le point de rupture
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Les tensions entre les deux communautés ont atteint un point culminant lors des émeutes raciales meurtrières de 1969, après quoi le gouvernement a mis en œuvre une politique d’action positive visant à permettre aux Malais de prendre pied de manière plus proportionnée dans l’économie. Avec le temps, les Chinois ont prétendu que cette politique s’était transformée en un régime discriminatoire anti-minorité qui maintenait les non-Malais dans un statut de seconde classe indéfini. La réalité est bien sûr beaucoup plus complexe que ce simple résumé dans le cadre de la discussion sur la guerre hybride, mais l’important est que le lecteur se rappelle que les relations inter-communautaires sino-malaises ont progressivement empiré au cours des dernières décennies. Ce n’est pas sans conséquence non plus, étant donné que les Chinois constituent près d’un quart de la population et ont le potentiel d’exploiter des réserves profondes de capital social et économique dans le cas d’une révolte anti-gouvernementale.
La loi de la charia
Un autre facteur pertinent à mentionner est que la plupart des Chinois sont non religieux et ne suivent pas l’islam, la religion privilégiée de la Malaisie. Dans un pays qui met en œuvre de manière sélective la loi de la charia, cela pourrait être gênant pour la majorité et la minorité. D’une part, les pieux et respectueux Malais peuvent se sentir offensés de certains comportements manifestés par la communauté chinoise, le sentiment qu’il est extrêmement irrespectueux pour les non-musulmans de ne pas se soumettre ou de ne pas respecter certaines lois islamiques. D’autre part, les Chinois peuvent se sentir mal à l’aise en sachant qu’il y a un système juridique distinct pour les musulmans et les non-musulmans, ce qui pourrait renforcer le sentiment de séparation qu’ils ressentent envers l’État et le groupe ethnique majoritaire qui le compose. Cela ne concerne pas seulement les Chinois, cependant, alors que les Malais séculiers, beaucoup plus qu’une minorité de la population, sont aussi quelque peu en désaccord sur la loi de la charia. Par exemple, un militant laïque qui a réalisé au printemps 2015 une vidéo virale se moquant d’une proposition visant à étendre la charia à une autre province a fait l’objet d’une enquête par la police pour blasphème et sédition. On peut seulement imaginer le type de tumulte communautaire qui aurait pu se produire si l’individu avait été chinois et si ses affiliés ethniques avaient en réponse commencé à se rallier contre le gouvernement.
Manipulation de l’étranger
Ces éléments indiquent clairement le sens de tensions sino-malaises préexistantes qui pourraient être exploitées de façon prévisible par des puissances étrangères. La politique chinoise de non-ingérence indique qu’il est peu probable qu’elle utilise cette carte ethnique à son avantage géopolitique. Non seulement cela, mais elle n’aurait pas beaucoup à y gagner, même si elle décidait de le faire. Les médias étrangers et les agences de renseignement (parfois une seule et même organisation) étudient déjà scrupuleusement tout lien ou rumeur indiquant que la Chine pourrait être derrière des mouvements de protestation en Asie du Sud-Est, que ce soit les événements anti-gouvernementaux qui ont conduit au coup d’État militaire de 2014 en Thaïlande ou encore la récente tentative en demi-teinte de Révolution de couleur en Malaisie (qui sera commentée bientôt). Chaque fois qu’un événement quelconque pourrait être spéculativement monté en épingle et mis sur le dos de la Chine, les médias unipolaires sautent sur l’occasion et essayent de le faire, déployant beaucoup d’efforts pour trouver même un début de preuve circonstancielle derrière l’événement. Dans un tel environnement suspicieux, la Chine n’a rien à gagner et tout à perdre s’il lui prenait la malice d’utiliser sa diaspora pour atteindre ses objectifs de politique étrangère dans un quelconque État de la région. Il est bien sûr tout à fait possible que les actions organisées indépendamment par des militants ethniques chinois puissent coïncider avec la stratégie particulière de Pékin dans certains États, mais dans ce cas, ce serait plus une coïncidence que la réalisation d’un ordre donné.

Note du traducteur

Une fois n'est pas coutume, une petite note au passage. Nous vous incitons évidemment à creuser par vous-mêmes les multiples thèmes abordés. Ici, toutefois, on peut se demander pourquoi la communauté chinoise, par exemple, puissante économiquement, ne pèse pas plus pour avoir sa propre presse et dénoncer les ingérences étrangères. La Chine aurait largement les moyens de financer indirectement ce genre de médias pour contrebalancer les médias influencés par l'Ouest, à l'image de ce que fait la Russie.

Ce qui rend la diaspora chinoise au sud-est asiatique particulièrement intéressante, c’est la possibilité que des éléments de cette communauté puissent tomber sous influence étrangère et être utilisés dans des événements sous faux-drapeau pour impliquer la Chine. Pour creuser un peu, si on part avec l’hypothèse dominante que les Chinois ethniques en Malaisie et ailleurs pourraient être des pions politiques du ministère chinois des Affaires étrangères (peu importe la façon dont ce récit est en réalité faux, tout comme les allégations à propos de la diaspora russe dans certains pays), toute action politique engagée peut devenir un prétexte pour souiller Beijing. Les services d’information unipolaires alignés sur les États-Unis se démèneraient dans leur campagne pour relier les manifestants avec la Chine, allant aussi loin que possible pour propager des rumeurs infondées y faisant allusion, le tout dans une tentative de délégitimer toute cause de protestation et de répandre le mythe que la Chine s’ingère dans les affaires étrangères de ses voisins. Le premier élément peut être utilisé pour discréditer les mouvements de protestation authentiques avant qu’ils n’aient la chance de devenir populaires parmi la majorité de la population et provoquent un changement tangible. La seconde stratégie pourrait être appelée pour générer des tensions entre la Chine et la nation ciblée. À la lumière des Chinois de souche prenant un rôle de premier plan dans l’organisation de la récente agitation de Révolution de couleur qui a sévi en Malaisie, la connexion entre ce groupe et la manière involontaire dont ils ont été exploités par les États-Unis mérite d’être développée afin de comprendre où mène cette dynamique.
Pions des Révolutions de couleur
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Le dernier déploiement des Révolutions de couleur en Asie du Sud a eu lieu en Malaisie pendant les mois d’août et de septembre 2015. La cause de l’événement a été relativement bénigne, motivée par des allégations de corruption contre le Premier ministre Najib Razak, une grande partie de la communauté chinoise de Malaisie faisant corps avec les manifestants alors que la majorité des Malaisiens se tenaient au côté du gouvernement. Le résultat du bras de fer malaisien-contre-chinois n’a pas dégénéré dans les violences de 1969, mais a une fois de plus fait remonter les tensions identitaires à la surface, sous une mince couche de différences politiques. Pour rappeler les commentaires précédents de l’auteur sur le sujet, il y a des raisons légitimes irréfutables pour les Malais d’origine chinoise d’être en colère contre le gouvernement et la majorité ethnique du pays, mais en gros, ils ne s’étaient pas significativement organisés en tant que bloc identitaire unifié contre les autorités jusque-là. Avec le recul, on peut dire que tout le mouvement Bersih 4 a finalement échoué dans ses demandes de changement de régime, mais il a assez bien réussi dans l’unification de la diaspora chinoise sous une bannière politique semi-intégrée, et c’est cette réalisation qui présente la plus profonde menace de Révolution de couleur à l’avenir.

Les Malais ethniques peuvent maintenant avoir l’impression que la communauté chinoise est intrinsèquement anti-gouvernement, qu’elle est en fait une sorte de cellule dormante qui peut être réactivée en cas de besoin. La méfiance que cela crée est périlleuse pour la société multiethnique de la Malaisie et conduira inévitablement à un nouveau délitement des relations interethniques à l’avenir, à condition bien entendu que la présente trajectoire continue (et il n’y a aucune indication que ce processus qui dure depuis des décennies, sera inversé de sitôt). Sur le plan géopolitique, les Malais ethniques et certains de leurs responsables au gouvernement peuvent être associés aux manifestations principalement chinoises comme faisant partie d’une politique plus large de prétendue déstabilisation de la mer de Chine méridionale par Pékin, guidés vers cette fausse conclusion par les États-Unis et leurs alliés, les médias opérant dans leur pays. Les déclarations de principe de l’ambassadeur chinois contre le racisme en Malaisie ont été perverties dans un message d’ingérence dans les affaires intérieures du pays, prouvant ainsi combien certains médias sont désireux de déformer les mots des représentants chinois, indépendamment de la façon apolitique et du sens commun qui les animent. Heureusement pour les relations de Kuala Lumpur et de Pékin, il ne semble pas que le Premier ministre ou son cabinet soient tombés dans le piège d’image médiatique trompeuse et aient blâmé la Chine pour les troubles. Mais le fait demeure que la société civile est plus divisée que jamais à cause de cela, et cela, bien sûr, restera un problème et une source de troubles potentiels majeurs.

Sur une tangente internationale différente de celle que nous venons de décrire, le mouvement Bersih 4 a également tenté d’unifier les sociétés civiles internationales. L’organisation a appelé à des rassemblements de soutien partout dans le monde, en encourageant les Malaisiens à manifester dans leurs communautés respectives de leur diaspora. Une attention particulière doit être attirée sur les rassemblements prévus qui devaient avoir lieu en Chine, en Thaïlande et à Singapour, mais qui, heureusement, ont été annulés par les autorités avant qu’ils ne puissent avoir lieu. Dans chacun de ces États, le public cible que les manifestants voulaient inviter à leur événement était sans aucun doute les Chinois ethniques. Mis à part l’évidence que cela se rapporte à la Chine elle-même, environ 14% et 76% des populations de la Thaïlande et de Singapour, respectivement, sont composées de personnes d’origine chinoise. De toute évidence, le Bersih 4 voulait faire sortir ce groupe de sa réserve, afin de provoquer le malaise ethnique en pensant que les communautés régionales chinoises les plus importantes seraient opposées à leur gouvernement légitime. Le but de cette cascade n’était autre que d’approfondir la rupture de la confiance entre ces deux communautés ethniques et de créer une source de tension pour les relations bilatérales entre la Malaisie et les autres pays. Cela aurait permis aux manifestations ethniques chinoises d’aller de l’avant. Les têtes froides ont heureusement prévalu et les événements ont été interdits dans chacun de ces trois pays. Cela aurait également pu être un élément déclencheur de déstabilisation planifiée collatérale si les activistes présumés avaient décidé, en réponse, de protester contre leurs propres gouvernements. Ce scénario n’est pas arrivé, mais la probabilité stratégique qu’il se produise à l’avenir lors d’une prochaine protestation anti-gouvernementale lancée par la communauté chinoise en Malaisie ne peut être ignorée.
Révolution de couleur et point de vue chinois
Dans l’ensemble, il peut être établi que la communauté malaisienne d’origine chinoise est une force politique viable qui n’a pas encore déployé toute sa puissance politique, des événements récents montrant ce dont elle est capable, mais s’arrêtant juste avant d’aller au bout d’une tentative de Révolution de couleur. Cela peut être interprété en partie par le fait que les Malais ethniques s’interdisent eux-mêmes de mener à bien les pogroms ethniques que certains acteurs les aiguillonnent à entreprendre, mais aussi par la discipline stéréotypée des Chinois refusant d’être totalement emportés par leur activité de protestation. Le fossé social qui existe entre les groupes ethniques malais et chinois n’a pas disparu, et il s’est plutôt élargi dans les mois qui ont suivi la récente perturbation. Il est donc possible que ces événements se répètent, où les Chinois mèneraient un mouvement de protestation anti-gouvernemental contre les autorités malaises ethniques légitimes. Pour remettre l’accent sur ce que l’auteur a dit, les Chinois ont des griefs sincères, mais leur capital social semble avoir été exploité par un acteur extérieur (dont les États-Unis), intéressé par des essais de Révolutions de couleur à un bas niveau par opposition à un désir tenace de commettre un changement de régime. Si l’organisateur externe (dont le rôle était ignoré par la plupart des manifestants) avait vraiment voulu  renverser le Premier ministre Razak, il est probable qu’une déstabilisation à plus grande échelle aurait était déployée.

Pour expliquer l’amoindrissement progressif du mouvement, il vaut la peine de se rappeler que les États-Unis ont toujours expérimenté des tactiques différentes de Révolutions de couleur. La tendance récente, à en juger par les événements en République de Macédoine, en Arménie, puis en Malaisie, a été d’utiliser les allégations de soi-disant corruption et les demandes de la société civile pour provoquer des mouvements anti-gouvernementaux. Le modèle précédent avait toujours été d’utiliser un événement dramatique, tangible et situé dans le temps comme des élections pour produire cet effet. Cependant les données de terrain tirées de ces trois scénarios prouvent que les Révolutions de couleur pourraient être convoquées sur commande par la divulgation opportune d’un scandale de corruption supposé ou un accent accru mis sur une question controversée existante (comme le réseau électrique en Arménie). En outre, les événements en Malaisie ne peuvent être interprétés en dehors du grand contexte géopolitique dans lequel ils se sont produits, qui est le Pivot vers l’Asie des États-Unis et la politique de confinement et de Nouvelle guerre froide contre la Chine. Il devient de plus en plus clair que les États-Unis ont peut-être voulu faire pression sur le Premier ministre Razak afin de le contraindre à accepter les conditions controversées du TPP. En effet, son pays avait été l’un des rares à avoir calé sur les négociations de l’accord commercial à la fin juillet. Sans surprise, après la peur de la Révolution de couleur dite Bersih 4, la Malaisie a accepté le TPP peu après, début octobre.

Problème thaï

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Ce dernier scénario de déstabilisation, qui pourrait de manière réaliste ruiner la Malaisie dans le futur, traite du problème le long de la frontière thaïlandaise. Afin de bien comprendre tous les facteurs en jeu ici, le lecteur doit être brièvement informé sur l’histoire de ce conflit. Cette question concerne principalement la Thaïlande, mais à cause du potentiel d’escalade de violences transfrontalières en Malaisie, certains commentaires sont maintenant nécessaires. Pour simplifier la situation, quelques provinces du sud de la Thaïlande sont peuplées principalement par des musulmans malais et s’identifient nettement moins avec le bouddhisme de Bangkok qu’avec leurs co-religionnaires ethniques à Kuala Lumpur. Il y a aussi la question délicate de savoir comment et pourquoi la Thaïlande a maintenu sa domination sur ces zones à majorité musulmane, qui se résume essentiellement à une conquête militaire de la fin du XVIIIe siècle reconnue par les Britanniques dans le traité anglo-siamois de 1909. Ce n’est qu’après cette légitimation internationale que Bangkok a accru sa présence dans les provinces pour en extraire un tribut pour l’actuelle thaïfication.

Si on passe outre les décennies de grogne, la Thaïlande a attisé les flammes de la fureur nationaliste et religieuse en annexant plusieurs provinces du nord de la Malaisie pendant la Seconde Guerre mondiale. Après l’annulation de ces conquêtes parrainées par les Japonais à la fin de la guerre, certains musulmans malaisiens vivent encore sur le territoire d’avant la Seconde Guerre mondiale administré par la Thaïlande et se sentent lésés de ne pas être en mesure de se libérer aussi de Bangkok. Une lutte séparatiste a éclaté peu après qui a largement baissé en intensité dans les années qui ont suivi, mais le souvenir de la perception de cette injuste occupation est resté, et la séparation des provinces identitaires du sud de la Thaïlande du reste du pays s’est seulement élargie depuis. Étant donné les différences religieuses mises en avant autour de l’hostilité de la région au gouvernement central, il était prévu que des terroristes wahhabites chercheraient à exploiter le conflit à leurs propres fins, déguisant sournoisement leurs véritables motivations derrière une couverture de séparatisme ethnique et autres slogans plus acceptables et plausibles que le djihad militant. L’observateur avisé peut facilement déceler quelques similitudes structurelles entre ce conflit et celui de Mindanao. Les deux ont commencé par des protestations justifiées contre les gouvernements centraux respectifs, mais malheureusement ont dégénéré en explosions terroristes qui ont complètement discrédité la légitimité dont ils pouvaient se targuer.

L’état actuel du jeu est qu’une grande présence militaire est nécessaire pour maintenir la paix dans les provinces du sud, alors que l’explosion du terrorisme au milieu des années 2000 a envoyé une onde de choc à l’ensemble de l’establishment thaïlandais. La Malaisie est impliquée dans ce différend, qu’elle le veuille ou non, en raison de la similitude religieuse et ethnique qu’il présente avec les insurgés du sud de la Thaïlande, sans parler de la frontière commune entre les deux pays. Cela ne veut pas dire que la Malaisie soutienne actuellement le mouvement ou soit en faveur de l’utilisation du fléau du terrorisme islamique pour promouvoir les extrémismes irrédentistes présumés, mais qu’elle est touchée par le conflit d’une manière ou d’une autre. La lourde présence militaire thaïlandaise dans le sud pourrait amener à une situation où de jeunes recrues trop zélées chasseraient des terroristes présumés en passant la frontière avec la Malaisie ou feraient feu de leurs armes sur son territoire, provoquant ainsi un scandale ou peut-être même une crise pure et simple.

Même si cela ne se produisait pas, s’il était révélé ou même soupçonné que les terroristes profitent d’une sorte de refuge du côté malaisien de la frontière (parrainé par le gouvernement, ou en raison de la négligence administrative de l’État, et / ou pris en charge par des acteurs non étatiques), Bangkok pourrait rendre ses revendications publiques et tenter de faire pression sur Kuala Lumpur. Si c’est étayé ou assez convaincant, cela pourrait conduire à l’isolement relatif de la Malaisie par ses voisins et semer les graines de la méfiance dans l’ASEAN. Une autre conséquence pourrait être que la Thaïlande et les Philippines fassent diplomatiquement équipe contre la Malaisie, soutenant chacune en parallèle ses revendications anti-malaisiennes. Enfin, le dernier problème le long de cette frontière commune pourrait se produire si l’armée thaïlandaise faisait un effort concerté dans la région pour expulser les groupes terroristes qui y sont encore actifs. Comme les opérations de ce type ont la fâcheuse tendance à le faire, elles pourraient également engendrer une crise des réfugiés, et des flux transfrontaliers de population qui entreraient en Malaisie et pourraient perturber l’équilibre existant dans ses provinces du nord. Non seulement cela, mais si certains terroristes utilisaient les mouvements de réfugiés comme une couverture pour s’infiltrer en Malaisie, ils pourraient éventuellement reconstruire leurs bases de ce côté de la frontière et ouvrir vraiment la voie à une crise internationale en frappant un jour la Thaïlande depuis le territoire de la Malaisie.

Brunei et Singapour

Ces deux petits États d’Asie du Sud sont généralement négligés par la plupart des analystes, en raison principalement du fait que leur portée physique ne pèse pas lourd par rapport à leurs homologues. Écarter ces deux pays de toute analyse régionale est un oubli énorme, même si aucun d’entre eux n’est à priori sensible à la guerre hybride. À leur manière, cependant, certains déclencheurs de déstabilisation pourraient être activés en cas d’hostilités asymétriques à venir, et ce sont ces facteurs qui méritent quelques instants de commentaire.

Brunei

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Le plus petit État de Bornéo, le Sultanat de Brunei, était un empire important qui contrôlait la totalité de la côte de l’île. Il a même exercé sa souveraineté sur l’archipel de Sulu, Palawan, Mindoro, et les parties occidentales extrêmes de Luzon et Mindanao. Son apogée est révolue depuis longtemps, mais son héritage demeure fermement dans l’esprit des dirigeants du pays et de ses citoyens, et il serait curieux d’observer s’ils tentent de faire revivre leur passé glorieux sous une forme ou une autre dans le cas où Sarawak en Malaisie et / ou les États de Sabah seraient déstabilisés dans une certaine mesure à l’avenir. Le sultanat ou ce qu’il en qui reste de nos jours est largement tributaire des exportations de pétrole et de gaz, et sa minuscule population (moins d’un demi-million de personnes) indique que les signes extérieurs de cette richesse exorbitante restent fortement concentrés et facilement visibles pour tout le monde.

Le Brunei n’a pas grand chose de militaire à proprement parler, mais il a permis aux Britanniques de conserver leurs droits sur un point d’appui après 1984 et l’indépendance du pays. Le Royaume-Uni compte actuellement environ 2  000 soldats actuellement stationnés là-bas. La relation spéciale que les États-Unis entretiennent avec le Royaume-Uni prévoit essentiellement un accès privilégié au Brunei, ainsi le Pentagone et ses homologues Bruneian organisent régulièrement des exercices d’interopérabilité. Du point de vue géopolitique, cet État au territoire minuscule est exceptionnellement stratégique en raison de sa position le long de la partie sud de la mer de Chine du Sud et, avec les États-Unis qui ont engagé leur Pivot vers l’Asie, son importance ne devrait qu’augmenter dans les années à venir.

En termes d’identité, la grande majorité des Brunéiens sont musulmans et le pays a été administré en vertu de la loi de la charia depuis 2014, mais le problème qui émerge, est que la majorité des travailleurs invités dans le pays ne suivent pas cette religion. Le Diplomat cite que «32% (de la population) sont des non-musulmans constitués en grande partie de travailleurs étrangers, beaucoup d’entre eux provenant des Philippines, qui est majoritairement catholique», ouvrant ainsi la voie à des conflits potentiels entre les locaux et les travailleurs étrangers. Le sultan de Brunei a le droit souverain de gouverner son pays comme il l’entend, mais son interdiction des fêtes de Noël dans le sultanat a provoqué une indignation mondiale, le mépris et la moquerie, ce qui indique que des forces internationales puissantes ont l’intention de remuer les eaux troubles et de jeter une lumière extrêmement négative sur le pays.

Les célébrations de Noël 2015 se sont passées sans incident, mais il y a toujours la possibilité que chaque futur Noël crée un prétexte pour des Philippins ou d’autres travailleurs migrants d’origine chrétienne de protester et de déclencher une débâcle domestique, surtout si elle est aiguillonnée dans la violence par divers influences étrangères (médias, ONG, etc.) avec l’État qui serait contraint de sévir contre eux. Il est difficile de projeter la direction que le conflit prévu pourrait prendre parce que sa dynamique serait totalement sans précédent, mais si la brève et infructueuse révolte de 1962 à Brunei peut donner des indications, les Britanniques pourraient jouer un rôle décisif dans l’arrêt du soulèvement. Les États-Unis pourraient également fournir un soutien supplémentaire au gouvernement à la suite de cette perturbation, afin de consolider leur position le long de la rive sud de la mer de Chine méridionale.

Singapour

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Le plus petit État de l’ASEAN et l’un des plus petit dans le monde, Singapour, est placé bien au-dessus de son poids dans les affaires géopolitiques. Situé dans le détroit ultra-stratégique de Malacca, sa position lui donne un effet de levier sur ce point de passage à travers lequel la quasi-totalité du commerce maritime Est-Ouest entre les deux parties de l’Eurasie doit passer. Singapour a exploité sa situation avantageuse pour devenir un pôle économique et financier animé, et la ville-État est reconnue comme l’un des endroits les plus riches au monde. Quand il a été expulsé de la Fédération de Malaisie en 1965, de nombreux observateurs doutaient que ce marigot deviendrait jamais stable et serait une réussite, mais la direction visionnaire de Lee Kuan Yew a assuré que l’avenir de Singapour serait sécurisé.

Le père de la nation, comme il peut légitimement être appelé – et il est populairement reconnu comme tel – était partisan d’une méthode de développement autour d’un État solide, où le gouvernement joue le rôle de guide dans toutes les affaires nationales. Le concept de démocratie libérale, comme il est communément admis à l’Ouest, est non seulement étranger à Singapour, mais aussi structurellement tabou, et sa mise en œuvre officielle aurait fait dérailler ce pays centré sur le Zen, l’empêchant de prospérer au cours des jours les plus sombres de ce développement précoce. Même aujourd’hui, la démocratie libérale est désapprouvée par l’État et est considérée comme une grave menace pour l’avenir de Singapour. Les partenaires occidentaux du pays appliquent continuellement une pression douce sur elle pour la faire se déplacer dans la direction de leur modèle de gouvernance privilégié, et les médias unipolaires d’influence ont pris des mesures pour informer le monde des pratiques non démocratiques qui prévalent dans le pays.

Dans le même temps, ils (le dirigeant et les États-Unis) savent que la chose la plus importante est de garder Singapour comme un allié, peu importent les désaccords qu’ils peuvent avoir au sujet des procédures internes, bien que le génie de la démocratie libérale, s’ils devait le lâcher sur l’île, pourrait finalement provoquer des turbulences inattendues si les voyous des ONG et leurs partisans radicaux devaient semer le trouble à un moment inopportun. La trajectoire pro-occidentale de Singapour et la stabilité intérieure sont ce dont les États-Unis se soucient avant tout et ils ont un intérêt au succès de l’île en raison du partenariat stratégique entre les deux. Par conséquent, il est peu probable qu’ils soutiendront des affrontements organisés par des ONG dans le pays, même si cela peut aider à engranger quelques engagements de faible intensité avec les forces de sécurité et si, en plus, on peut en rejeter le blâme sur la Chine.

Les intérêts des États-Unis à Singapour transcendent la sphère économique (incarnée par leur appartenance partagée au TPP) et incorporent des éléments de la stratégie de confinement anti-chinoise, qui est la raison principale des États-Unis pour maintenir leurs bons rapports avec l’île-État. Les États-Unis prévoient officiellement de baser quatre navires de guerre dans le pays d’ici à 2018, mais, selon toute probabilité, ils auront beaucoup plus d’actifs dans le futur. La fin de 2015 a vu Singapour accepter d’accueillir des avions espions US, malgré l’intention explicite du Pentagone de les utiliser pour recueillir des renseignements sur les activités de la Chine dans la mer de Chine du Sud. Ces impératifs militaires et stratégiques occupent une grande place dans la liste des priorités des États-Unis, bien avant les prétendues formes antidémocratiques de gouvernance à Singapour, et il va de soi que Washington ne laissera jamais ses objectifs idéologiques interférer avec sa poursuite pragmatique du maintien de l’unipolarité.

Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.

Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici

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