lundi 6 février 2017

Guerre hybride 8. Est-il temps pour la guerre hybride dans les hautes terres africaines? 2/2

Article original de Andrew Korybko, publié le 13 Janvier 2017 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


Hybrid Wars 8. Is it high time for HW in the African Highlands?

« Terre Tutsi »

L’avancement du projet géopolitique régional de la « Terre Tutsi » (de facto ou de jure) n’est pas un aspect fondamentalement immuable de la politique étrangère du Rwanda. Il s’agit plutôt de la manipulation astucieuse, par le président de ce pays, de la démographie trans-nationale présente dans les territoires immédiatement contigus à son pays. Kagame a mélangé son histoire personnelle et les perspectives régionales avec son rôle de chef de l’État, créant une combinaison très instable qui a donné à l’idéologue racial tout l’appareil d’État ougandais pour promouvoir ses desseins. Cela explique la férocité avec laquelle l’idée de « Terre Tutsi » a été combattue au Rwanda, au Burundi et en RDC, et elle permet également de comprendre pourquoi cela pourrait indirectement influencer les affaires ougandaises.


Même si la «Terre Tutsi» apparaît de manière convaincante comme la vision directrice de la politique étrangère du Rwanda au cours des deux dernières décennies, elle n’est nullement une composante inhérente à sa grande stratégie et pourrait être gelée ou même complètement abandonnée par Kagame ou son successeur potentiel. Par conséquent, les descriptions de scénarios interconnectés qui suivent ne devraient pas être considérées comme des prévisions, mais plutôt comme une lecture des vulnérabilités de la région dans le cas où le président en exercice du Rwanda décide de renouveler sa poussée militante dans la promotion de ce projet géopolitique. Il y a toujours une chance raisonnable qu’il s’abstienne et se repente des « péchés » de son administration en préconisant une politique régionale pacifique d’unité inclusive, gagnante-gagnante par opposition à une division ethnique à somme nulle, reflétant la position de son ancien patron, Museveni, pour supporter la fédéralisation de la CAE, son héritage ultime.

Il est essentiel que le lecteur accepte que les États-Unis pourraient trouver un moyen de promouvoir discrètement certains de ces scénarios interconnectés par leur implication indirecte, pariant peut-être que ce serait plus bénéfique pour leur grande stratégie de voir un Rwanda révisionniste déranger le pivot trans-régional d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Est et le pousser jusqu’au désastre. Quelles que soient les raisons et quelle que soit la forme des actions futures des États-Unis, on doit garder en permanence à l’esprit l’analyse des scénarios selon lesquels Washington pourrait toujours intervenir en secret pour guider les événements vers les fins souhaitées. Un autre point de vue qui ne devrait pas être écarté est que ce qui précède pourrait même se produire sans la complaisance de Kagame. En effet, les États-Unis pourraient bricoler avec les conditions régionales afin de provoqure les réactions attendues du président rwandais, jouant ainsi de deux violons et faisant « danser tout le monde à son rythme ».

Quant aux scénarios, ils peuvent être divisés en deux catégories : ceux qui traitent de la création de la «Terre Tutsi» et ceux qui analysent les conséquences d’une guerre renouvelée dans la région. Tout ce qui sera discuté est intimement lié, de sorte qu’il est impossible d’établir strictement laquelle des deux classifications conduit à l’autre, sans parler de leur progression régulière au sein de chaque groupement, en raison de la multitude de facteurs indépendants en jeu qui pourrait être déclenchés par des événements autres que la promotion militante au Rwanda de la « Terre Tutsi« . Pour ajouter une sorte d’apparence ordonnée aux évaluations de la vulnérabilité situationnelle qui seront expliquées ci-dessous, la recherche se déroulera donc en parlant de la première catégorie avant de poursuivre par la seconde, même s’il y a probablement une inter-relation (si ce n’est une relation inverse) entre elles si jamais elles devaient être déclenchés en pratique.

Burundi

Nous commencerons par le plus actif de tous les scénarios qui seront abordés : le Rwanda s’engage à renverser le gouvernement du Burundi voisin. Il s’agirait d’entrainer les Tutsis et d’autres réfugiés burundais qui ont fui devant de fausses craintes liées à des violences et à un « génocide imminent » afin de les rassembler en une armée rebelle de « gens du pays » pour (ré) envahir leur pays d’origine. Ce modèle est un copié-collé exact de ce que Kagame lui-même a fait quand lui et le FPR ont agi pour prendre le contrôle du Rwanda. À la différence que cette fois, il manipule activement la situation pour créer les flux de réfugiés dont il a besoin pour ses plans. Dans son cas historique, les réfugiés étaient déjà en Ouganda alors que maintenant, dans cette situation, il doit trouver un moyen d’amener les « recrues » désirées au Rwanda par une guerre d’information massive, menée en ce moment contre le peuple burundais.



Un autre des gestes racistes hypocrites du Rwanda est de semer la discorde entre Hutus et Tutsis dans l’armée, dans l’espoir d’encourager plus de défections de Tutsis qui pourraient approfondir la polarisation au sein de l’armée, polarisation fabriquée artificiellement, pour fournir une « force amicale » derrière les lignes pour aider les « réfugiés » burundais manipulés par les Rwandais (Tutsi) s’ils devaient décider d’envahir le Burundi. Kagame veut tenter Nkurunziza d’effectuer une purge des forces armées le long des lignes ethniques, sachant que cela déclencherait presque certainement la reprise de la guerre civile, vieille d’une décennie, qui conduirait vraisemblablement à un nouveau génocide. Cela pourrait à son tour créer des conditions pour que le Rwanda puisse exploiter la notion dominante de « culpabilité occidentale / internationale » au sujet de son propre génocide de 1994 (probablement aussi provoqué par Kagame lui-même, quoique involontairement, comme expliqué dans une section antérieure) pour susciter une intervention multilatérale et faire sauter Nkurunziza, soit directement dans le cadre d’un mandat « anti-génocide », soit progressivement par le biais d’un « gouvernement de transition » qui neutralise son pouvoir dans l’intervalle.

Si le Rwanda réussit à renverser Nkurunziza par le seul intermédiaire de l’armée de réfugiés par procuration qu’il assemble, ou si une force internationale doit le faire pour lui sous prétexte d’arrêter un génocide concrétisé par Kagame, le jeu final auquel Kigali semble travailler est la réplication du système rwandais dirigé par les Tutsis au Burundi. La juxtaposition de ces deux États voisins, démographiquement identiques avec le même système de gouvernance dirigé par les minorités et les Tutsis qui pourraient constituer le fondement structurel d’une (ré)unification entre eux, et la résurrection géopolitique de la colonie belge du Ruanda-Urundi (un Anschluss dirigé par les minorités en Afrique de l’Est). Mais même si cela n’arrive pas formellement, le Burundi deviendrait très probablement un État satellite rwandais tant qu’il restera sous le régime renforcé de l’autorité des Tutsis. Il y a de fortes chances pour que la majorité des Hutus se rebellent immédiatement contre cette situation et fuient à l’étranger pour se réorganiser et lutter contre le gouvernement nouvellement installé, répétant ainsi exactement ce qui s’est passé avec le Rwanda après l’arrivée au pouvoir des Tutsis en 1994.

La République démocratique du Congo (Nord et Sud Kivu)

Le Sud-Kivu est reconnu comme le point focal de la communauté rwandaise au Congo, que ce soit celui de ceux qui étaient là depuis l’indépendance (Banyamulenge) ou celui de ceux qui sont venus par la suite (Banyarwanda). Le conflit moderne dans cette province se résume aux droits que les Rwandais veulent acquérir dans le pays post-Mobutu, mais les suites non résolues de la Première et de la Seconde Guerre du Congo ont figé la situation et conduit à une diffusion abondante de groupes armés ethniquement affiliés. Ces milices continuent de terroriser la région et de la maintenir dans un état de chaos indéfini. L’Ouganda et, le plus pertinent dans cette recherche, le Rwanda ont des alliés parmi ces milices dans la région mais sont également menacés par des actions anti-gouvernementales, dont certaines s’étendent ou viennent même de la province voisine du Nord-Kivu.

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Les insurgés du M23 dirigés par les Tutsis sont peut-être le groupe le plus connu basé dans le nord des deux provinces. Ils ont commencé à se battre là en 2012 et ont rapidement grandi, devenant si forts qu’ils ont semblé répéter les événements de la première guerre du Congo et se préparer à commencer un autre bain de sang régional dans leur campagne contre Kinshasa. Des allégations sont depuis apparues que la milice était soutenue par Kigali et Kampala, qui auraient alors pu l’utiliser pour exercer une pression sur Kabila ou même le renverser complètement. Cette situation ressemblait presque exactement à ce qui s’était passé 20 ans auparavant, pendant la « guerre mondiale » africaine jusqu’à ce qu’une force de l’Union africaine ne mette un terme à la rébellion. En revanche, les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR) sont un groupe dirigé par des Hutus, basé au Sud-Kivu et opposé fermement au gouvernement dirigé par les Tutsis de Kagame. Ils sont une nuisance constante dans la région depuis leur création en 2000 et ont remarquablement démontré leur pouvoir latent à rester actifs au cours de toutes ces années.

Les deux scénarios interdépendants les plus probables pour la guerre hybride de la « Terre Tutsi » du Rwanda dans les provinces du Kivu pourraient impliquer l’un ou l’autre de ces deux groupes. Le Rwanda, comme on l’a déjà dit, a un intérêt inné pour le bien-être des Tutsis à l’étranger, mais sous Kagame, cette considération humanitaire habituellement normale pour les « siens » est devenue une arme pour un expansionnisme géopolitique. Malgré l’accalmie relative de ses activités depuis la montée des conflits en 2012-2013 et la démobilisation subséquente du groupe et les concessions politiques du gouvernement, le M23 pourrait être de retour en première ligne parallèlement à la transition planifiée du gouvernement congolais à la fin de l’année. Ce jalon rencontre déjà une controverse à cause des plans annoncés par le président Kabila de le reporter à une date future indéterminée. En raison de l’intérêt personnel de Kagame à soutenir les groupes militaristes tutsis, il pourrait ordonner à l’État rwandais d’accroître son aide à l’organisation dans le cadre des plans des États-Unis de jeter le Congo dans un brasier calculé comme punition pour le refus de Kabila de démissionner. L’enlisement et le dilemme de sécurité inévitable pourraient aboutir à une intervention militaire rwandaise en appui de son groupe par procuration.

Différentes motivations sont à l’œuvre en ce qui concerne le Sud-Kivu. La présence de nombreux Rwandais dans la population locale (qu’ils soient Banyamulenge ou Banyarwanda) pourrait servir de prétexte à une « intervention humanitaire » si les FDLR commettent des actes de rage, surtout s’ils visent uniquement les Tutsis. Dans le même ordre d’idées, les FDLR pourraient aussi devenir un vrai casse-tête trans-frontalier pour le gouvernement rwandais qui se sent pressé de lancer une invasion du Congo afin d’abattre le groupe en place une fois pour toutes, en comptant sur l’opération de 2009, mais en bien plus limitée, pour agir comme un précédent historique. Cela pourrait ressembler à ce que l’Ouganda a essayé de faire avec la LRA la même année. Cela pourrait être tout aussi infructueux, malgré la fanfare médiatique qu’elle pourrait recevoir si elle était répétée à l’avenir. Dans les deux cas, qu’il s’agisse du Nord-Kivu, du Sud-Kivu ou des deux, le Rwanda veut utiliser sa diaspora tutsie comme un prolongement de son pouvoir d’État, cherchant à faire en sorte que ses miliciens alliés et ses civils compatriotes exercent une pression suffisante sur Kinshasa pour leur accorder une large autonomie, un fédéralisme identitaire ou l’indépendance pure et simple comme moyen de construire la «Terre Tutsi» dans l’est de la RDC. Si elle était actualisée à un degré quelconque, cela aurait inévitablement des conséquences sur la stabilité de l’ensemble du Congo et pourrait catalyser des changements profonds et des conflits possibles dans le reste du pays.

Ouganda

Outre capitaliser sur des relations étroites que certains Rwandais sont soupçonnés d’avoir avec Museveni, il existe une autre façon pour Kagame de promouvoir la «Terre Tutsi» aux frais de l’Ouganda. Le chapitre précédent de la recherche sur l’Ouganda a révélé que le pays fait face à des risques autour du fédéralisme identitaire, avec ses « royaumes » constitutifs servant éventuellement de fondement à ce genre de reconstruction politique dans des circonstances futures. Le « Royaume » de Rwenzururu et le conflit connexe de faible intensité qui l’entoure ont déjà été récupérés par de mystérieux militants, et la proximité de cette entité avec les terrains de guérilla du M23 au Congo soulève de nombreuses inquiétudes légitimes sur l’implication de ces derniers. Cela peut paraître fantastique car on admet généralement que cette milice est également sous influence ougandaise, mais l’auteur croit que la nature tutsie du groupe le place prioritairement sous une domination rwandaise beaucoup plus forte et, par conséquent, elle pourrait devenir un partenaire peu fiable pour l’Ouganda, sinon un adversaire absolu en cas de renouveau de la rivalité ougandaise-rwandaise.

Pour poursuivre le scénario d’une rivalité renouvelée entre les deux pays d’Afrique de l’Est, le Rwanda pourrait encourager sa milice M23 à mener des attaques trans-frontalières en Ouganda, probablement dans le cadre du conflit du mont Rwenzori. Même s’il y a des « réfugiés » rwandais et d’autres catégories de citoyens vivant dans les régions frontalières, cela ne suffit pas à ce que les régions périphériques de l’Ouganda tombent sous l’influence de Kigali parce qu’elles sont majoritairement hutues et non tutsies. En outre, en dépit des revers en RDC, en République centrafricaine, et certains pourraient même dire,au Sud-Soudan et en Somalie également, l’armée ougandaise est toujours considérée comme très capable d’accomplir ses devoirs envers la patrie, en protégeant ses frontières. Bien qu’il y ait une chance que l’influence rwandaise ait profondément pénétré l’« État profond » ougandais (l’armée, les services secrets et les bureaucraties diplomatiques), on ne peut pas le savoir avec certitude. Par conséquent, si l’armée ougandaise est pleinement en mesure de protéger ses frontières intérieures d’une invasion rwandaise classique et réussit largement à détourner les guérilleros asymétriques du M23, cela signifie que Kigali doit recourir à des mesures plus créatives pour maintenir une influence décisive sur Kampala.

Ici se pose le raisonnement derrière la raison pour laquelle l’auteur croit que le Rwanda pourrait être en faveur du fédéralisme identitaire (« Royaume ») en Ouganda. Si le plus grand voisin du Rwanda était divisé en petits « royaumes » fédérés ou tout autre classification d’États autonomes (ce qui explique l’absence de la fondation d’un « royaume » dans les régions du nord), cela affaiblirait le contrôle central par la capitale sur le reste du pays et, de manière tangentielle, renforcerait le Rwanda par delà la frontière immédiate. Rwenzururu et les « royaumes » du Buganda sont les clés de la catalyse de ce processus, mais il est concevable qu’il soit plus facile pour le Rwanda de guider plus directement les événements au niveau du premier que pour le second en raison de la géographie. Pour cette raison, Kigali pourrait exploiter ses liens avec le M23 le long de la frontière ougandaise du Congo alors qu’il essaie de pousser le conflit du mont Rwenzori vers le fédéralisme identitaire. Cela aboutirait presque certainement à une guerre civile en Ouganda qui pourrait rapidement être capitalisée par d’autres groupes anti-gouvernementaux, que ce soit la LRA ou les révolutionnaires de couleur, qui à leur tour produirait un flux calamiteux d’armes de migration de masse tout le long la région.

La crise des réfugiés des Grands Lacs 2.0

Le résultat le plus prévisible de tout retour significatif à la guerre ou à une déstabilisation à grande échelle dans l’espace pivot trans-régional de l’Afrique de l’Est et de l’Afrique centrale est que les pays environnants risqueraient fort d’être inondés par les armes de migration massive qui pourraient avoir probablement des effets pour déclencher des « feux géopolitiques supplémentaires » perpétuant cette crise humanitaire. Ce schéma structurel a déjà un précédent dans les événements qui se sont déroulés à la fin des années 1990 au milieu des guerres civiles rwandaises et burundaises ainsi que de la première et de la deuxième guerre du Congo, toutes se révélant finalement intimement liées. À l’époque, les observateurs regroupaient tous ces événements dans le cadre de la catégorie plus vaste de la « Crise des Grands Lacs », la composante humanitaire étant qualifiée de « Crise des réfugiés des Grands Lacs ». Il est donc normal que la poursuite de ce modèle suive un néologisme semblable. Tous les scénarios susmentionnés pourraient constituer de façon réaliste une « Crise des Grands Lacs 2.0″ accompagnée de la « Crise des réfugiés des Grands Lacs 2.0 (CRGL 2.0)« , et c’est cette dernière composante qui sera discutée dans la dernière section.



Le lecteur ne doit pas perdre de vue que la crise des réfugiés est déclenchée par les crises régionales et vice versa. Tout ce qui se rapporte à la situation géostratégique dans l’espace de pivotement trans-régional est si étroitement lié qu’il est presque impossible de séparer toutes ses parties et d’atténuer les risques d’une réaction en chaîne si une seule variable devient chaude. C’est le plus grand défi pour tous les pays concernés car aucun d’entre eux n’a un intérêt rationnel à voir la région tourner à l’effusion de sang, mais encore une fois, la poursuite de certains projets géopolitiques n’est pas toujours un exercice rationnel. La première Crise des Grands Lacs et la crise des réfugiés consécutive n’étaient vraisemblablement pas prévues par aucun des acteurs sur le terrain, dont chacun ne luttait que pour ses propres intérêts étroits. Les agences de renseignement des États-Unis et d’autres organismes de renseignement avaient prévu probablement une variété de scénarios à ce sujet, mais ils étaient soit désintéressés à les empêcher de se produire, soit ils n’avaient pas les moyens de le faire s’ils le voulaient, ou ils ont pu cyniquement les promouvoir quelque soit les raisons avancées à l’époque. Aujourd’hui, cependant, il n’y a aucune excuse à laisser faire n’importe quel État régional qui voudrait perturber l’équilibre existant entre ses voisins, sachant très bien ce qui s’est passé la dernière fois que cela a été tenté.

La discussion revient ainsi à la poursuite parfois irrationnelle de certains projets géopolitiques comme, dans ce contexte, le projet de «Terre Tutsi». Il est évident que la déstabilisation par le Rwanda de l’un des voisins concernés serait désastreuse pour tous ceux qui sont touchés, notamment le Rwanda lui-même, bien que l’histoire de Kagame soutenant le nationalisme militant tutsi suggère qu’il n’a pas tiré les leçons du passé. Au lieu de cela, il y a des signes clairs que le Rwanda recommence à faire avancer de manière agressive son projet de « Terre Tutsi » par sa déstabilisation continue du Burundi ; c’est la crise potentielle qui a la plus grande chance de se transformer en une véritable crise humanitaire à grande échelle et potentiellement génocidaire. La mise en place de la CRGL 2.0 pourrait conduire à une autre rupture généralisée de l’ordre public au Congo et à un retour à la « guerre mondiale africaine » des années 1990, c’est pourquoi c’est le développement régional le plus important à examiner maintenant.

Pour l’ensemble de leur rhétorique « humanitaire », les États-Unis pourraient en fait avoir des intérêts stratégiques très précis en ce sens. Les armes de migration de masse et le déclenchement d’une guerre régionale multi-partite (une autre «  guerre mondiale africaine ») perturberaient assurément la viabilité des méga-projets transcontinentaux de la SGR et du Corridor central qui sont construits avec l’aide de la Chine et compenseraient l’élargissement de la route TAZARA si elle s’étend potentiellement aussi au sud de la Tanzanie. Dans le contexte africain de la Nouvelle Guerre froide, le but principal des États-Unis est de « contenir » et « renverser » coûte que coûte l’influence chinoise. Si les États-Unis décident (pour quelque raison que ce soit) qu’il est beaucoup plus avantageux pour eux-mêmes de voir l’espace pivot trans-régional de nouveau enflammé par les ravages de la guerre, alors il pourrait concevoir une poussée concertée – soit directement et de façon publique soit indirectement – en influençant Kagame pour aller de l’avant avec ses plans destructeurs de la « Terre Tutsi » afin de laisser leur « idiot utile » le faire en leur nom. En fait, si l’on considère l’agression asymétrique rwandaise à faible échelle contre le Burundi, on peut avancer que ce processus a déjà commencé et que les seules incertitudes qui subsistent sont la mesure avec laquelle Kagame veut avancer et la vitesse à laquelle il peut le faire.

La connexion Congo-Burundi

Pour expliquer un peu à quoi la CRGL 2.0 pourrait ressembler en pratique, il faut d’abord commencer par explorer le lien que les crises congolaise et burundaise auraient entre elles sur le plan humanitaire. La descente aux enfers du Burundi dans un véritable chaos ethnique pourrait pousser des millions de personnes à quitter le pays, ce qui signifie qu’elles iront inonder le Rwanda, la Tanzanie (qui sera bientôt abordée) et le Congo. En regardant comment la capitale Bujumbura et les zones les plus densément peuplées du pays sont situées très près des frontières congolaises et rwandaises, on s’attend à ce que beaucoup de gens fuient dans ces directions. Le Rwanda est mieux préparé à faire face à cet afflux et pourrait aisément fermer ses frontières s’il choisissait de le faire (ou n’admettrait que les Tutsis). Il faut noter que le Congo dispose de capacités nettement moindres pour ce faire et peut à peine exercer sa souveraineté administrative dans sa propre région orientale. Par conséquent, que ce soit par choix ou par nécessité (par exemple, le Rwanda ferme la frontière ou édicte des critères raciaux pour l’entrée), les réfugiés burundais – Tutsis et Hutus – pourraient se déverser de façon incontrôlable à la frontière au Congo, aggravant la situation dans la province du Sud-Kivu et probablement pousser ce pays au-delà du point de basculement dans la guerre.

Le Sud-Kivu, comme on l’a expliqué plus tôt, est le théâtre de relations tendues au sein de la communauté rwandaise y habitant (une conséquence du conflit Hutu-Tutsi) et entre ce groupe et les indigènes locaux. Avec deux conflits interconnectés centrés sur les Hutus et les Tutsis, dont la plupart sont venus du Rwanda, il est logique de penser qu’une augmentation de la population avec des Hutus et des Tutsis burundais pourrait pousser la région au-dessus d’un seuil de déclenchement et provoquer immédiatement une sorte de violence en réaction à l’une ou l’autre des deux situations conflictuelles. Le conflit hutu-tutsi pourrait se transformer en une véritable guerre entre ces communautés (et éventuellement se jouer par l’intermédiaire du M23 dirigé par les Tutsis et des FDLR dirigées par les Hutus) ou entre les locaux et les nouveaux arrivants, avec un réel potentiel de provocation d’une intervention militaire rwandaise sous des prétextes « humanitaires », semblable à ce qu’elle pourrait également faire au Burundi. En outre, cette nouvelle crise du Kivu pourrait se produire même sans un effondrement à grande échelle au Burundi qui la précipiterait, ce qui dans ce cas pourrait conduire à une intensification au Congo de la crise burundaise et non l’inverse. Les Hutus, les Tutsis, voire les Congolais natifs, quelle que soit leur appartenance ethnique, pourraient fuir à travers la frontière burundaise au cours de ces violences, ce qui pourrait aggraver dans le pays le conflit hutu-tutsi fabriqué depuis l’étranger (que le Rwanda tente d’inciter) ou provoquer simplement une détérioration de l’État et des services publics accentuant fortement les chances d’un effondrement gouvernemental.

Troubles tanzaniens

Le seul pays de la région qui a été visiblement laissé de côté dans l’analyse jusqu’à maintenant est la Tanzanie. C’est en grande partie à dessein, car le prochain chapitre va en parler en profondeur. Pour conclure et avant de passer à la suite, il est donc approprié de parler de la façon dont la Tanzanie pourrait finir par se retrouver enchevêtrée dans les conséquences de la guerre hybride de la «Terre Tutsi» du Rwanda. Il n’y a aucun moyen sérieux pour que Kagame puisse faire avancer ses rêves de «Terre Tutsi» en Tanzanie en raison de l’absence d’opportunités démographiques pour le faire, c’est pourquoi cela a été largement ignoré dans l’analyse jusqu’à ce point, mais il n’y a aucun moyen d’éviter d’en parler lors de l’analyse de l’impact plus large d’une CRGL 2.0. La recherche antérieure a déjà familiarisé le lecteur avec le fait que la Tanzanie accueille deux projets d’infrastructure cruciaux soutenus par la Chine, le Corridor central (qui est le plus directement pertinent pour ce chapitre) et TAZARA. La perturbation de ces deux couloirs de transport est d’un grand intérêt pour les États-Unis. Certes, les États-Unis aimeraient idéalement que leur allié indien et d’autres encore s’en servent pour tirer parti des investissements de la Chine, mais à moins que cela ne se réalise de façon significative dans la pratique, on peut supposer assez justement que les États-Unis se placeraient pour tirer profit de tout ce qui pourrait entraver les initiatives et la projection de puissance de la Chine en Afrique. Le scénario CRGL 2.0 est donc l’outil asymétrique parfait pour réaliser à court terme une guerre hybride réelle en Tanzanie (ce qui sera expliqué dans le chapitre suivant).

La Tanzanie n’est pas novice face aux armes de migration de masse, ayant du gérer cette arme asymétrique dans les années 1990 pendant la première crise des réfugiés des Grands Lacs. À cette époque, des centaines de milliers de réfugiés ont pénétré dans le pays en 1994, dont la plupart étaient des Hutus qui échappaient aux représailles génocidaires de l’avancement du FPR dirigé par les Tutsis. Malgré ce que beaucoup auraient pu espérer, la Tanzanie n’a pas été surchargée par leur arrivée et a pu s’accommoder de façon stable de leur séjour dans le pays. C’est attribué au fait que le pays avait pris soin de faire des préparatifs pour stocker des vivres et des approvisionnements, ainsi que la mise en place d’une coopération étroite entre le gouvernement, les ONG et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). En 1996, cependant, après que la situation se fut stabilisée au Rwanda, le gouvernement tanzanien a commencé à rapatrier la plupart des réfugiés dans leur pays d’origine, ce qui a empêché le développement d’une situation de type ougandais ou congolais, où les Rwandais auraient commencé à « prendre racine » et s’identifier comme « natifs ». Cela aurait pu créer de sérieux problèmes dans la province de Kagera, le coin ethniquement et historiquement complexe du nord-ouest de la Tanzanie qui accueillait temporairement les nouveaux arrivants, mais heureusement ce scénario a été reporté en raison de l’action décisive du gouvernement pour le retour des réfugiés. Le Rwanda était réceptif à ces plans parce qu’il ne voulait pas que des milices hutues se forment en Tanzanie et se développent comme leurs prédécesseurs congolais l’avaient fait. Cela a constitué un accord « gagnant-gagnant » pour les deux parties. Pourtant, tous les réfugiés ne sont pas partis à cette période et deux autres vagues de rapatriement ont eu lieu en 2003 et 2013, cette dernière étant un parfait exemple de la façon dont fonctionnent les armes de migration de masse.

Les tensions avaient augmenté entre le Rwanda et la Tanzanie en 2013 en raison de la participation décisive de Dodoma au déploiement multilatéral de l’Union africaine au Congo contre les rebelles du M23 soutenus par le Rwanda. Les autorités tanzaniennes craignaient que certains des « oubliés » rwandais dans leur pays ne servent à déstabiliser le pays, mais inversement, le rapatriement des Rwandais vers leur pays d’origine risquait également de troubler la situation dans ce pays. Pour résumer l’approche de la Tanzanie à l’égard des armes de migration de masse, à la fois les population qui sont intentionnellement déployées et celles qui atterrissent par inadvertance sur son territoire, le gouvernement a été très proactif face à de telles éventualités, ce qui explique pourquoi il n’a pas été englouti par les turbulences pendant la crise des Grands Lacs des années 1990. Il y a d’autres raisons plus spécifiques à ce pays, mais celles-ci seront exposées dans le chapitre suivant traitant de l’identité tanzanienne et de la raison pour laquelle le pays est l’un des seuls en Afrique à être épargné par un violent conflit civil.

À l’avenir, cependant, si le gouvernement est pris au dépourvu par une CRGL 2.0, il pourrait ne pas si bien réussir à repousser cette menace, et Dodoma pourrait devoir déployer son armée soit le long des frontières et les fermer et / ou peut-être donner l’ordre à ses forces de se déployer à l’intérieur des terres afin d’enrayer la propagation de toute déstabilisation résultante. Il semble peu probable qu’une CRGL 2.0 compromette immédiatement le projet TAZARA, bien que pour le Corridor central, ce soit une histoire complètement différente. Les conséquences à long terme de la présence de réfugiés résiduels (ceux qui refusent de rentrer chez eux ou échappent au rapatriement forcé) pourraient être totalement déstabilisantes pour la Tanzanie. Non seulement leur présence dans le pays pourrait contribuer à des problèmes sociaux et humanitaires dans les provinces frontalières (en particulier dans le Kagera), mais cela pourrait amener une prolifération de groupes militants ethniques transfrontaliers. Si cette seconde possibilité se présente sous une forme ou sous une autre, cela contraindrait les autorités à réagir pour réaffirmer leur souveraineté à l’intérieur de leurs frontières. En fonction de la réussite de l’opération qui en résulterait, elle pourrait soit étouffer complètement les militants, soit seulement les étouffer en partie, mais l’approche du gouvernement pourrait également entraîner par inadvertance des dommages collatéraux parmi la population civile native. Quelle que soit la façon dont on l’envisage, la Tanzanie préférerait ne pas avoir à faire face à la multitude de scénarios désavantageux qu’une attaque par des armes de migration de masse pourrait engendrer, sachant que la volatilité conséquente que cela entraînerait inévitablement pourrait se propager dans le reste du pays et compromettre sérieusement sa réelle stabilité historique.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici

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