jeudi 18 mai 2017

La pomme et la fourmi

Article original de Ugo Bardi, publié le 24 Avril 2017 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Image « Ant man » du film sorti en 2015.
Antonio Turiel anime ce que je pense être l’un des meilleurs blogs du monde (peut-être le meilleur) consacré à l’énergie et aux combustibles fossiles : The Oil Crash. Dommage que, malgré le titre, le blog soit écrit en espagnol. Mais si vous pouvez lire l’espagnol ou si vous pouvez passer du temps à déchiffrer une traduction automatique, vous pouvez vraiment apprendre beaucoup du blog de Turiel. L’un des meilleurs articles récents est intitulé « De hormigas y hombres », c’est à dire « Des fourmis et des hommes ».


La réalité peut ne pas être ce que vous pouvez percevoir et il semblerait que rien ne puisse exister ─ pour vous ─ au-delà de votre sphère de perception. En dehors de cela, il existe le domaine des « inconnus inconnus » tels que définis par Donald Rumsfeld, les « cygnes noirs » décrits par Nassim Taleb. Mais, en pratique, il existe une zone crépusculaire, dans laquelle vous pouvez percevoir vaguement que « quelque chose » existe là-bas. Certaines de ces choses ne sont que partiellement inconnues inconnues, au point que vous en perceviez assez pour vous rendre compte que vous devriez en être inquiet. Mais vous ne savez pas comment ni pourquoi.

Une façon de percevoir l’impénétrable est de vous imaginer comme quelqu’un ou quelque chose qui fait face à un problème similaire, mais que vous comprenez. La tâche de comprendre des dimensions au-delà de la troisième (dimension), pour des créatures comme nous, qui vivons dans un monde tridimensionnel, a été magnifiquement décrite par Edwin Abbott dans Flatland, une histoire dans un monde purement bidimensionnel.

Une autre métaphore sur la difficulté que nous avons à comprendre certains concepts est celle des fourmis ou d’autres insectes sociaux : des créatures superbement organisées, mais très limitées dans leurs capacités en tant que membres isolés du groupe. Les fourmis comprennent-elles qu’elles font partie d’une colonie de fourmis? Probablement pas ; elles ne perçoivent que d’autres fourmis. La colonie est un phénomène émergent, qu’aucune fourmi ou qu’aucun groupe de fourmis n’a jamais planifié ou même perçu.

Dans son post sur les fourmis et les hommes, Antonio Turiel décrit une métaphore qui part d’une autre caractéristique des fourmis, leur très mauvaise vue. Cela sert à souligner un autre type de limitation humaine : l’incapacité de voir au-delà des limites étroites de ce que nous voyons et entendons dans les médias. Turiel décrit un « homme-fourmi » qui a de bonnes capacités d’odorat, mais ne peut pas voir au-delà d’une très courte distance devant lui. Cet homme-fourmi est plus intelligent qu’une simple fourmi et peut planifier à l’avance, même par des moyens sophistiqués de raisonnement. Mais il n’a pas la capacité de s’élever lui-même même un peu.

Supposons que cet homme-fourmi sente une pomme. Il sait que la pomme existe et il se déplace dans la direction qui rend l’odeur plus forte, sachant qu’il s’en approche de plus en plus près. Mais, à un moment donné, il se trouve que, par curiosité, l’odeur commence à diminuer alors qu’aucune pomme n’a été perçue par les antennes ou les mandibules de cette fourmi. Alors la fourmi s’engage dans une série de stratégies de recherche pour essayer de trouver la pomme ; d’abord, aller linéairement d’avant en arrière, puis tourner en spirale, et plus encore. Mais il ne peut pas trouver la pomme pour la simple raison qu’elle est au-dessus de lui, suspendue à la branche d’un arbre. Finalement, le fourmi meurt de faim.

Voici un extrait du message de Turiel (traduit de l’espagnol) :
La métaphore de l’homme-fourmi nous sert à illustrer le dilemme auquel les sociétés occidentales sont confrontées depuis peu : le manque de dimension du débat. Au cours des deux dernières années, nous avons vu plusieurs pays engagés dans des élections cruciales, toujours avec seulement deux choix : le référendum grec, le Brexit, l’élection de Donald Trump … Le week-end dernier, c’était le tour de la France, avec la compétition entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Le premier fut le gagnant et ce fut un grand soulagement pour les marchés financiers et la Commission européenne. Dans tous ces cas, une société qui voit sa vie en danger, une société qui sait qu’elle avance lentement mais inexorablement vers l’effondrement, cherche de nouvelles directions où aller. Comme la fourmi de notre histoire, la société se déplace d’abord en ligne droite, d’abord dans une alternative classique gauche / droite, mais ces lignes sont totalement discréditées (comme en France, où ni le Parti socialiste, ni l’UMP conservateur ne sont arrivés au second tour des élections), les gens commencent à chercher dans de nouvelles directions. Il n’est pas étonnant que toute cette succession d’élections dont nous avons parlé se soit résumée à un choix entre deux possibilités : c’est un mouvement entre deux points extrêmes, c’est une recherche en ligne droite. C’est la stratégie la plus banale, mais c’est la façon dont notre société a travaillé jusqu’à maintenant. Il n’y avait besoin de rien de plus complexe. (…)
Il arrivera un moment, alors que le désespoir va se répandre parmi les classes moyennes dépossédées, où ce mouvement linéaire entre deux options opposées et également inutiles sera abandonné et qu’un mouvement en spirale débutera, probablement lorsque le niveau d’abstention sera si élevé, qu’il détruira la légitimité des élections à deux choix. À ce stade, des solutions désespérées seront poussées par les conditions désastreuses de la majorité de la population. Nous avons commenté ce point récemment, en discutant de la fin de la croissance : plus d’un quart de la population espagnole est en risque de pauvreté et d’exclusion, et alors que le PIB a vu deux ans de croissance, contrairement à d’autres pays qui nous entouraient. La seule possibilité de sortir du trou dans lequel nous nous trouvons est que la croissance se poursuive et à bon rythme, mais c’est une chimère.
Et nous y sommes : totalement incapables de concevoir les termes réels du problème. Personne ne se rend compte que derrière tout ce qui se passe autour de nous, il y a un problème physique : la combinaison mortelle de l’épuisement des ressources et de la perturbation de l’écosystème. Notre société est un phénomène émergent que nous ne pouvons pas vraiment percevoir, plein d’inconnues inconnues et notre recherche désespérée bidimensionnelle de quelque chose qui nous sauvera est sans espoir : à gauche ou à droite, cela n’a pas d’importance. Nous sommes aveugles, comme des fourmis incapables de voir la pomme suspendue à un arbre au-dessus d’elles.

Ugo Bardi

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