samedi 3 février 2018

Pourquoi avons-nous besoin d’emplois si nous pouvons avoir des esclaves qui travaillent pour nous ?

Article original de Ugo Bardi, publié le 26 novembre 2017 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


Nous supposons normalement que tout ce qui crée des emplois est une bonne chose, mais est-ce vraiment le cas ? Notre prospérité actuelle est-elle liée au fait d’avoir des « emplois » ? N’est-ce pas plutôt le résultat du grand nombre d’esclaves énergétiques qui travaillent pour nous sous la forme de combustibles fossiles ? Aujourd’hui, chacun d’entre nous a probablement plus d’esclaves en termes de production d’énergie disponible que même les plus riches du monde antique pouvaient rêver d’en avoir. Mais, dans le monde antique, les riches patriciens romains connaissaient la source de leur richesse et pratiquaient l’« otium » la recherche du plaisir et du savoir sans les besoins de la survie quotidienne, pris en charge par les esclaves humains. De nos jours, au contraire, nous avons tendance à négliger, voire à nier activement, le rôle de nos esclaves fossiles.

Nous affirmons, et peut-être même le croyons-nous, que nos antiques boulots sont ce qui nous fait vivre et nous nous engageons avec enthousiasme dans l’équivalent de creuser des trous dans le sol pour les remplir dans la foulée, ceci comme moyen de nous enrichir en augmentant la valeur numérique de cette divinité curieuse que nous appelons « PIB ». C’est peut-être parce qu’au fond, nous savons que, tôt ou tard, nos esclaves fossiles vont s’évaporer dans l’air et nous quitter.


Ceci est un article de Nate Hagens et DJ White. Riche en idées et en concepts, il est plus long que la moyenne des articles publiés sur Cassandra’s Legacy mais sa lecture vaut bien l’effort, en savourant chaque phrase.
Tout d’abord, un examen des points pertinents.

Les bases

  1. Les composés de carbone fossile sont incroyablement riches en énergie, car leur formation a été le fait de forces géologiques sur une très longue période. Un baril de pétrole contient environ 1700 kWh de travail potentiel. Comparé à une journée de travail humain moyenne avec ses 0.6kWh généré, un baril de pétrole (159l), coûtant actuellement moins de 50 $ aux citoyens du monde, contient environ 10,5 années d’équivalence du travail humain (4,5 ans après les pertes de conversion).
  2. En tant que tels, ces « esclaves fossiles » sont des milliers de fois moins chers que le travail humain. L’application de grandes quantités de ces « travailleurs » à des tâches manuelles ou animales a généré une main-d’œuvre invisible et gargantuesque qui subventionne l’humanité, renforçant l’ampleur et la complexité de notre industrie, population, salaires, profits, etc.
  3. Le PIB – auquel les nations aspirent – est une mesure des biens et services générés dans une économie. Il est fortement corrélé avec la consommation d’énergie car près de 90% de notre consommation d’énergie primaire est constituée de la combustion de combustibles fossiles. « Brûler » cette énergie (en mesurant la quantité d’énergie primaire consommée) est une première approximation raisonnable du PIB mondial.
  4. À l’échelle régionale et nationale, cette relation peut se découpler si la « lourde tâche » de l’industrialisation se fait ailleurs et que les biens (et l’énergie intrinsèque) sont importés, comme par exemple de Chine. La relation entre la consommation énergétique mondiale (qui est basée sur environ 87% de combustibles fossiles) et le PIB reste étroitement liée.

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En mode avancé

  1. Le mantra politique commun selon lequel un PIB plus élevé crée des avantages sociaux en soulevant tous les bateaux [comme la mer, NdT] est devenu suspect depuis la récession et la « relance » de 2008. Pour la première fois dans l’histoire des USA, nous avons plus de barmans et de serveuses que de jobs dans l’industrie. Afin de maximiser les profits en dollars, il est souvent plus logique pour les entreprises de mécaniser et d’embaucher des « esclaves fossiles » que d’embaucher de « vrais travailleurs ». Le revenu réel a atteint un sommet aux États-Unis vers 1970 pour les 50% des travailleurs sous la moyenne.
  2. Le PIB ne mesure que le « bon » et ne mesure pas le « mal » (externalités, malaise social, extinctions d’espèces, pollution). En fait, les catastrophes naturelles comme le déversement d’hydrocarbures et les ouragans sont ostensiblement bons pour le PIB parce que nous devons construire et brûler plus de choses pour remplacer les zones endommagées. (Notez seulement que si un pays – par exemple Haïti ou les Philippines – ne peut pas se permettre de remplacer ce qui a été perdu, les catastrophes naturelles deviennent négatives pour le PIB car les infrastructures soutenant le PIB futur sont perdues et ne peuvent être reconstruites).
  3. Sur une « planète vide » la course au PIB afin d’embaucher des gens (et distribuer de l’argent pour qu’ils puissent acheter des besoins et des désirs) semblait logique. Cependant, sur une planète écologiquement saturée, poursuivre cette course sans autre plan à long terme, revient seulement à utiliser des stocks de capital naturel précieux simplement pour maintenir l’élan et fournir aux gens des neurotransmetteurs agréables au cerveau.
  4. Il existe de nombreuses mesures alternatives au PIB qui intègrent le bien-être et le bonheur et soustraient les maux environnementaux. Mais il ne sera pas facile de passer des objectifs du PIB à ceux du P.V.B. (Progrès véritable ou bonheur) parce que les créanciers actuels s’attendent à être remboursés en PIB réel ($) plutôt qu’en certificats de bonheur. Cependant, au fil du temps, les paramètres stricts de réussite basés uniquement sur la consommation sont susceptibles de changer.
  5. Il y aura probablement une disparité croissante entre les « emplois » (professions qui génèrent des revenus et contribuent au moteur thermique humain mondial) et le « travail » (tâches qui doivent être accomplies par les individus et la société pour satisfaire les besoins fondamentaux). Cependant, aux taux salariaux américains de 2015, passer de 20 dollars le baril (le coût moyen sur le long terme du pétrole) à 150 dollars le baril, à réduit l’armée des esclaves énergétiques de 22 000 à moins de 3 000, ce qui a réduit l’économie d’autant. Cela implique que plus de travail doit être accompli par des améliorations d’efficacité, de vrais humains, ou que l’on doit se débrouiller avec moins.
  6. Nos institutions et nos systèmes financiers sont basés sur les attentes de croissance continue du PIB dans le futur. Aucune entité gouvernementale ou institutionnelle sérieuse ne prévoit la fin de la croissance au cours de ce siècle. (du moins pas publiquement).
D’accord. Dégrossissons tout cela un peu.

Souvent dans les informations aujourd’hui, vous entendrez des gens parler de la croissance de l’emploi et de la création d’emplois, et que c’est une bonne chose. Tout le monde veut un bon travail, non ? Plus nous avons d’emplois, mieux nous nous portons !

Pourtant, si vous lancez une pierre dans une fourmilière ou une ruche, les insectes ne seront pas reconnaissants pour ce soudain apport de création d’emplois, et ils utiliseront efficacement le langage inter-espèces en mordant et piquant pour vous informer de cette opinion. De ceci nous pouvons déduire que les insectes ne comprennent pas l’économie.

Alternativement, il se pourrait que les fourmis, ayant affiné leurs comportements pendant 130 millions d’années et ayant atteint une biomasse totale que nous avons récemment (et temporairement) égalée, pourraient être en accord avec de profondes réalités sur l’emploi, l’énergie et les coûts intrinsèques de la complexité.

Puisque c’est une Reality 101, posons quelques questions basiques. Que sont les emplois, vraiment ? Comment se rapportent-ils à l’énergie et à la richesse ? Comment pouvons-nous savoir si nous sommes plus riches ou plus pauvres ? Nous avons tous l’impression de savoir. Et (en règle générale) chaque fois que « nous sentons que nous savons » nous devrions probablement y regarder de plus près.

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Pour ce faire, nous allons d’abord ajouter quelques éléments à notre histoire sur les fourmis. Nous devons revisiter cette idée d’esclaves énergétiques invisibles, découvrir ce qui « fait peur » aux singes capucins et réfléchir à ce qu’est réellement la richesse.

Esclaves d’énergie à nouveau

Comme vous vous en souvenez, et comme nous le verrons plus en détail, chaque Américain a plus de 500 esclaves énergétiques invisibles qui travaillent 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour eux. C’est-à-dire, l’équivalent du travail de 500 travailleurs humains, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, tous les jours de l’année, provenant principalement de la combustion d’énergie fossile carbonée et d’hydrocarbures.

Chaque Américain a donc une véritable armée de serviteurs invisibles, c’est pourquoi même ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté vivent pour la plupart plus confortablement et prodiguent plus d’énergie et de biens que les rois et reines d’autrefois (mais évidemment pas aussi haut en terme de statut social). Étant morts depuis longtemps, extraits du sol, et donc un peu zombiesques, ces esclaves énergétique ne se plaignent pas, ne dorment pas, et n’ont pas besoin d’être nourris. Cependant, à mesure que nous en prenons de plus en plus conscience, ils inspirent, expirent et laissent derrière eux des déchets. Comme ils sont invisibles, nous ne pensons pas plus à ces aides fossiles qu’à l’azote. (qui se trouve être à 78% ce que nous respirons. C’est juste , alors pourquoi y penser ?). Il en est de même avec nos 500 esclaves énergétiques. Le seul moment où nous pensons à eux est quand nous faisons le plein à la pompe ou que nous payons notre facture d’électricité – et alors seulement comme une perte pour notre maigre tas de dollars.

Nous utilisons la métaphore d’« esclave » parce qu’elle est vraiment très bonne, malgré son étiquette péjorative. Les esclaves énergétiques font exactement ce que les esclaves humains et les animaux domestiques faisaient auparavant : des choses qui répondent aux besoins et aux caprices de leurs maîtres. Et ils le font plus vite. Et moins cher. En fait, ce n’est probablement pas une coïncidence si le monde (et les États-Unis) ont réussi à libérer la plupart de leurs esclaves humains seulement une fois que l’industrialisation a commencé à offrir des remplaçants moins coûteux, les esclaves de l’énergie fossiles.

Les choses que nous apprécions sont créées avec une combinaison de travail humain et d’énergie-esclave, combinée avec le capital naturel (minerais et minéraux, sols et forêts, etc.). Il y a énormément d’énergie embarquée dans la création et le fonctionnement de quelque chose comme un iPad et l’infrastructure qui le fait fonctionner. Lorsque nous tapons sur notre écran pour voir une image de chat, l’image est tirée d’un disque dur qui tourne furieusement, parcourant peut-être la moitié de la taille de la planète, propulsé par des esclaves fossiles, et elle est acheminée à travers des centres de données qui sont également alimentés. L’Internet utilise plus d’un dixième de l’électricité mondiale, c’est beaucoup d’esclaves énergétiques. L’infrastructure elle-même a pris des décennies à être construite, et elle nécessite une énergie en constante augmentation pour la maintenir. Mais nous n’y pensons pas beaucoup non plus.

L’Internet est donc une infrastructure dans laquelle nous avons investi de l’énergie, tout comme une fourmilière construite a été un investissement des fourmis. Si Internet (ou une fourmilière) était détruit et devait être reconstruit, cette situation créerait certainement des emplois. Mais cela nécessiterait aussi beaucoup d’énergie, de matières premières et de travail. Les fourmis n’ont pas d’esclaves énergétiques, elles ne veulent donc pas faire plus de travail. Elles doivent composer avec les intrants énergétiques finis dans leur écosystème. Si plus d’énergie (travail des fourmis) est consacrée à la reconstruction de la fourmilière, il reste moins d’énergie pour soigner les larves, chercher de la nourriture et défendre la fourmilière.

Les esclaves énergétique ne se soucient pas de création d’emplois. Ils sont des zombies et c’est tout. Mais pourquoi devrions-nous l’être nous ?

Tout le monde veut un bon travail

Souvenez-vous de cela, car cela reviendra encore et encore dans « Reality 101 » : l’évolution fonctionne avec ce qu’elle a. C’est un processus par étapes, et chaque étape est basée sur ce qui était disponible après l’étape précédente. Cela est vrai à la fois pour l’évolution biologique et sociale. C’est pourquoi il n’y a pas d’animaux dans le Serengeti utilisant la roue : il n’y a pas de route carrossable pour faire évoluer des roues sous les pieds, car même s’il existait un moyen de concevoir des animaux avec des roues, il n’y a pas d’étapes intermédiaires viables. Gardez cela à l’esprit…

Par le passé, la carrière d’un être humain, sa fonction sociétale, dépendait en grande partie de son propre travail et de ses compétences. Un forgeron travaillait avec le métal. Un tonneau était fabriqué par un tonnelier. Un cordonnier faisait des chaussures.

D’autres fabriquaient des meubles, des tissus ou d’autres produits de valeur. Les agriculteurs faisaient pousser de la nourriture. Les prédicateurs prêchaient. D’autres faisaient un travail plus simple comme creuser des fossés ou couper des arbres. La valeur relative de leur travail était définie approximativement par le nombre d’autres humains évaluant positivement le produit final. Ainsi un forgeron qualifié pouvait échanger ses services pour un meilleur statut et un meilleur logement qu’un creuseur de fossé. C’est devenu une partie intégrante de la culture humaine : le produit de certains travaux est considéré comme plus précieux que d’autres. C’est devenu une marque de statut social et de fierté d’avoir une telle carrière. Gardez aussi cela à l’esprit, nous y reviendrons tout de suite.

Repérez les singes hurleurs

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« L’égalité de rémunération pour un travail égal » est actuellement le slogan de ceux qui s’opposent à la discrimination sexuelle, qui se caractérise généralement par le fait que les femmes sont moins bien payées que les hommes. Et c’est un sentiment qui a des racines profondes dans notre esprit de singe et même simiesque.

Si vous donnez aux singes capucins le « travail » de faire une tâche absurde en échange d’une récompense, ils le feront avec bonheur toute la journée tant qu’ils obtiennent une récompense – des tranches de concombre. Mais si un capucin voit le singe dans la cage d’à côté obtenir un raisin (ayant une valeur bien supérieure) alors qu’il n’obtient lui qu’une tranche de concombre, il va vite s’énerver, jetant avec colère la tranche de concombre à la face de l’expérimentateur. Il a obtenu la même tranche de concombre qui le rendait heureux auparavant, mais il n’en veut plus, parce qu’il ne se sent plus justement récompensé par rapport à l’effort et à la récompense de son voisin de cage. Au lieu de cela, il veut que l’expérimentateur et l’autre singe soient punis pour cette iniquité (Vidéo de l’expérience de Frans de Waals).

Réfléchissez un instant à quel point cette réaction du singe est centrale dans le monde humain qui vous entoure. Nous y reviendrons plus tard, et nous parlerons du terme d’« équité capucine » parce qu’un mécanisme similaire s’avère être à l’origine d’une grande partie du comportement humain. Nous sommes indignés par l’idée que quelqu’un obtienne plus de récompenses que nous pour faire la même chose. En effet, de nombreuses institutions humaines à grande échelle insistent désormais sur l’équité perçue du processus par rapport à la qualité des résultats finaux. (Un exemple frappant pourrait être le Congrès américain). En outre, ce business du singe réitère également le concept de richesse relative comme étant plus important dans l’esprit d’un singe (et aussi dans celle d’un esprit humain) que la richesse absolue, ce qui est un peu fou mais ce ne sont que des singes.

Il s’avère que nos cerveaux essaient simultanément d’optimiser deux activités différentes, et quelque peu incompatibles, qui ont toutes deux des racines profondément évolutives dans nos espèces sociales. L’un est la collecte d’énergie et la création de richesses : obtenir de la nourriture, se procurer des vêtements et des abris − simplement la théorie de la quête de nourriture optimale appliquée à l’organisme biologique humain. L’autre est une distribution sociale équitable et la transparence du processus. Une tribu de chasseurs-cueilleurs devait coopérer en tant que mini-organisme pour se procurer de la nourriture, défendre son territoire et s’organiser ensemble face à ses concurrents. Mais au sein de la tribu, l’acceptation d’un individu dépendait de son obtention d’une part raisonnable de ce que la tribu avait. Nous sommes des descendants de membres de ces tribus qui ont insisté pour avoir au moins leur juste part, comme tous les capucins vivants. Ce n’est alors pas surprenant que ce sentiment soit si fort. Mais lorsque ces deux instincts fonctionnent simultanément, à une époque où notre espèce est tombée sur un trésor fossile enfoui, quelques pratiques intéressantes ont émergé…

Fourmis. Singes. Esclaves d’énergie. Alors, d’où viennent les « emplois » ?

Une chose amusante est arrivée sur le chemin de l’Anthropocène. De plus en plus, au cours des deux derniers siècles, la richesse a été créée plus par des esclaves fossiles que par le travail humain… beaucoup plus et elle est à son apogée à ce jour.

Si vous n’y croyez pas, essayez d’embaucher un groupe de personnes pour vous pousser, vous et votre 4*4, pour parcourir des centaines de kilomètres par semaine avec leurs propres muscles et voyez ce que cela va vous en coûter, puis voyez combien cela coûte d’acheter le même travail avec un plein d’essence. En fait, la grande majorité des tâches qu’accomplissait auparavant le travail humain est maintenant effectuée par des esclaves fossiles à travers l’infrastructure dont ils ont permis la mise en place. Ces esclaves ont également rendu le transport maritime presque gratuit. Donc tout travail humain dont nous avons besoin peut être loué dans les endroits les moins chers de la planète (essentiellement dans des conditions d’esclavage) et transporté par avion, train, bateau ou camion pour presque rien. Aussi plutôt que d’acheter des meubles à des artisans locaux, nous faisons concurrence aux entreprises locales avec des meubles fabriqués à l’autre bout du monde, qui sont expédiés à bas prix et exposés dans un magasin local [ou sur le Web, NdT]. En première approximation, les USA ne fabriquent plus rien (enfin si, des films [et des armes, NdT] …).

Nous avons amassé énormément de richesses, même si ce sont des trucs stupides comme des jouets en plastique, des saladiers et d’autres choses qui se cassent rapidement. Il y a tellement de choses que nous pensons que nous voulons, et nous les obtenons. Nous mangeons des salades avec des légumes frais qui peuvent être cultivés à 5 000 km de distance et sont transportés par avion vers nos magasins par des esclaves énergétiques propulsant les avions, et activant les réfrigérateurs, les camions et les magasins. Un dîner moyen parcourt 2 000 km pour arriver dans votre assiette aux États-Unis.

Nous achetons de plus en plus du jetable, utilisé une fois et jeté. La plupart des choses sont de courte durée à notre époque ; quand vos auteurs favoris étaient jeunes, si vous achetiez un ventilateur, vous vous attendiez à ce qu’il dure 20 ans ou plus. Maintenant, si ça dure 2-3 avant de le jeter, c’est à peu près normal pour le coup. L’obsolescence programmée existe parce que c’est « bon pour le PIB ». Un nouveau lave-vaisselle dure maintenant de 6 à 8 ans alors qu’il avait avant une durée de vie de 12 à 16 ans, parce qu’ils ont maintenant intégré une électronique bas de gamme  qui tombe vite en panne. Notre PIB est maintenant lié à des cycles rapides de remplacement de produits, corrélés à nos courtes capacités d’attention et à notre plaisir d’acheter de nouvelles choses. Cela crée des « emplois » pour les vendeurs de voitures, les cadres publicitaires, etc., mais cela fait pencher la balance en faveur du « PIB inutile » plutôt que vers son utilité réelle pour la société. Nous savons comment faire durer les choses de haute qualité, mais en raison du biais temporel et de la financiarisation de l’expérience humaine, un tel objectif est relativement peu important dans notre culture actuelle. Beaucoup de gens prennent un nouveau téléphone tous les 18 mois avec leur contrat de fidélité et des téléphones parfaitement fonctionnels se retrouvent dans les décharges.

Mais comment distribuer la largesse des esclaves énergétiques ? Est-ce que tout le monde devrait en avoir des parts égales ? Devons-nous prendre le nombre total de dollars (ce qui est la manière avec laquelle nous comptons ces choses) créés par le travail des esclaves énergétiques et les répartir égalitairement entre les populations ?

Ciel non. Nous n’avons déjà même pas reconnu que les esclaves énergétiques sont les responsables de cette richesse. Au contraire, avec un peu d’aide et un certain opportunisme, l’évolution sociale a coopté le concept préexistant de « travail contre rémunération » pour un système de distribution inégal qui a « le goût » de la justice.

Ces jours-ci, il y a beaucoup d’emplois aux États-Unis, qui nous maintiennent très occupés alors que nous ne faisons pas grand-chose sur le long terme. Nous travaillons dans la publicité, la coiffure, le conseil, l’écriture et autour de beaucoup de supervision du travail fournit par nos esclaves fossiles. Nous nous foutons de ce que nous faisons tant que nous sentons que nous sommes payés au moins aussi bien pour la même tâche que les autres singes capucins, euh… que les gens autour de nous, je veux dire, et qu’avec notre rétribution, nous pouvons acheter des choses qui nous offrent des expériences agréables de récompense cérébrale. De nos jours, dans cette culture, un « bon travail » est défini par son salaire et non par ce qu’il accomplit. Beaucoup de gens considèrent que c’est une situation optimale, un bon travail, s’asseoir dans une pièce 40 heures par semaine et gagner 100 000 $ par année, en tirant simplement un levier comme un capucin avec sa tranche de concombre. Vous savez que les hommes le feraient… tirer le levier. Pensez-y… Réfléchissez maintenant à la carrière que vous planifiez actuellement.

Et c’est exactement ce que l’égalité perçue est : l’égalité des inconvénients. La semaine de travail de 40 heures est un seuil social de désagrément subi, qui est tout ce que nous gardons comme trace sociale primaire plutôt que le rendement productif de l’activité d’une personne. En 1930, John Maynard Keynes a prédit que la richesse augmenterait de 600% au cours du prochain siècle (terminé il y a seulement 15 ans) et que, à cause de cette richesse, les gens n’auraient besoin de travailler que 15 heures par semaine. Il avait raison sur notre augmentation de richesse, mais paradoxalement, nous travaillons plus longtemps que jamais ! Parce que socialement, tout les gens qui ne sont pas des criminels sont censés avoir un travail et en supporter les inconvénients de manière à peu près égalitaire. N’importe quel segment de la société qui limiterait sa semaine de travail à 15 heures serait traité de parasites et bombardé de tranches de concombre ou pire encore.

Dans une société dans laquelle nous sommes tous essentiellement des rois oisifs encadrés par des esclaves fossiles, pourquoi plaçons-nous une telle valeur sur les « emplois » ? Eh bien, en partie parce que c’est ainsi que le mécanisme de distribution de la richesse a évolué, mais il existe aussi un ressentiment considérable contre ceux qui ne travaillent pas. Pensez au vitriol avec lequel les gens parlent des « parasites » se gavant sur le dos de la société qui ne travaillent pas une semaine de 40 heures et se contentent de coupons alimentaires. Le fait est que la plupart d’entre nous sommes des « parasites » si on y pense. Mais si nous subissons 40 heures de désagrément par semaine alors nous répondons aux critères sociaux et méritons d’avoir gagné nos boulettes de banane même si ce que nous faisons est stupide et inutile et réalisé en tant que tel. En effet, un travail qui est stupide et inutile mais qui paie bien est très prisé. [Ça permet aussi d’empêcher les gens de cogiter sur le pouvoir et de retirer leur gamelle à ceux qui ne sont pas obéissants envers les élites qui remplissent les gamelles, NdT].

Ainsi, les « emplois » ne sont intrinsèquement pas utiles du tout, ce qui explique pourquoi les fourmis n’en veulent pas plus. Il s’agit principalement d’un mécanisme coopté socialement pour la distribution de la richesse et très peu pour la création de richesse sociale. Et ils fonctionnent pour nous occuper et nous distraire face à l’énorme disparité de richesse. Nous sommes trop occupés à nous assurer que nos collègues n’obtiennent pas de raisins pour faire quelque chose d’aussi radical que d’appeler à lyncher les banquiers. Garder une population distraite peut être nécessaire pour maintenir ensemble une nation moderne.

Et comme la plus grande partie de notre richesse provient d’esclaves invisibles et muets auxquels nous ne pensons même pas, il ne nous apparaît pas clairement que ce que nous faisons réellement dans les économies actuelles est de distribuer la richesse qu’ils créent.

Cela signifie que nous pouvons maintenant avoir de fortes disparités salariales, aussi longtemps qu’il « semble » que les autres font quelque chose de qualitativement différent. Le montant versé à un vice-président de Wall Street est considérablement plus élevé que celui versé à un professeur de collège, qui est à son tour supérieur à celui versé à un militant de l’environnement. Cela n’a presque rien à voir avec la valeur relative de chaque fonction pour la société, et tout à voir avec ce qui a trait à la façon dont ces emplois sont reliés au flux de la richesse créée par l’énergie et les esclaves. Pourtant, si un salaire plus élevé est reçu par quelqu’un d’une autre « tribu » avec qui nous n’interagissons pas directement, nous ne ressentons pas l’envie de crier et de jeter notre chèque de paie. Nous souhaitons juste avoir un « meilleur » travail.

Si nous réfléchissons à la possibilité que nous avons en masse accepté simplement la prémisse que le travail est en quelque sorte payé ce que ça vaut, nous arrivons à des conclusions troublantes. Est-ce qu’un enseignant, un agriculteur ou un pompier a vraiment moins de valeur pour la société qu’un agent immobilier ? Les montants payés pour les emplois ont été autorisés à flotter librement, détachés de leur valeur sociétale réelle, car le degré de connexion politique de ceux qui ont de tels emplois varie. La grande majorité de notre richesse provient du capital naturel primaire travaillant en tandem avec des esclaves fossiles et du fruit de l’Empire ; les emplois sont pour la plupart un mécanisme ad hoc de distribution inégale de cette richesse d’une manière qui véhicule effectivement l’illusion d’un processus égalitaire.

Pour l’instant, est-ce que la plupart d’entre nous ne sont pas simplement des princes et des princesses fainéants dans un royaume d’esclaves fossiles, sans être vraiment dans une situation à risque, et faisant surtout des choses qui ont peu de valeur nette ? Et que se passera-t-il lorsque nos esclaves fossiles vont se voir pousser des ailes et s’évaporer ? Que feront alors les princes et les princesses ?

C’est juste du Brut

Cela nous amène à l’histoire de la façon dont nous suivons notre richesse, notre productivité et notre succès. Comment pouvons-nous garder trace de cette richesse collective de toute façon ?

Eh bien pour la vraie richesse, la plupart du temps nous ne le faisons pas. La valeur d’un écosystème sain, de l’air pur, de la mer pleine de poissons, de l’eau potable… de l’amour, de la joie, du bonheur et de l’épanouissement… Toutes ces choses que notre système de marché considère comme essentiellement nulles. Des tatous, des dauphins, des colibris, des forêts tropicales… Vous voyez l’idée.
Mais nos économistes ont une mesure appelée PIB « produit intérieur brut » qui est ce que notre société utilise pour suivre à peu près notre « succès ». Il représente la valeur en dollars de tous les biens et services finis produits au cours d’une période donnée (généralement une année) à l’intérieur des frontières d’un pays. Puisque cette autre sphère, vous savez, le monde naturel, ne consiste pas en une collection de biens et de services finis, elle n’est pas comptée sauf si maintenant vous tuez les colibris et les transformez en ornements pour les chapeaux, ou si vous transformez les tatous en cendriers, ils peuvent être ajouté au PIB parce que ce sont maintenant des produits « finis » !

Le fait que les parties de l’environnement qui ont été « finies » sont considérées comme plus importantes que les parties qui sont « inachevées » est la façon dont le PIB fixe une valeur par défaut de manière assez vicieuse dans notre monde actuel. C’est un système de valeur sociétal tacite  : tout ce qui n’a pas de valeur monétaire transactionnelle ne fait pas partie du PIB. Ainsi, une nation qui coupe tous ses arbres pour les vendre à un autre pays pour obtenir du bois de chauffage a un meilleur PIB que celui qui laisse ses arbres debout. C’est une façon amusante de comprendre la richesse, mais c’est ce qui est. Et oh, au fait, on parie tout sur ça.

Le PIB est basé sur la transaction monétaire (l’argent est, grosso modo, une revendication sur l’énergie future), et puisque la plupart des richesses actuelles sont créées par nos esclaves fossiles, le PIB est directement lié à l’énergie brûlée par la société. En effet, il a récemment été démontré que le PIB est lié à l’énergie fossile, et donc au CO2, d’une manière qui peut être décrite très simplement en traitant la société humaine comme un moteur thermique géant. En d’autres termes, un modèle très simple qui traite la civilisation humaine comme un système de consommation essentiellement insensé – une amibe thermodynamique à la recherche d’énergie – suffit à faire correspondre le PIB à la quantité d’énergie brûlée.

Et au cours des 100 dernières années, notre consommation d’énergie, et donc notre PIB mondial, a explosé. Le nombre de dollars représentant la richesse créée par le feu a également augmenté, et exponentiellement au cours des 50 dernières années, et depuis la crise de 2008, encore plus vite.
Il peut être raisonnable de penser que durant cette même période, parfois appelée La Grande Accélération, la planète a été largement dévastée, avec une extinction de masse, les mers ont été vidées de la plupart des poissons et les systèmes qui supportaient une large vie complexe sur terre ont été progressivement compromis. Pourtant, nous continuons à développer la place du moteur thermique pour atteindre l’objectif principal de l’économie humaine moderne : maximiser les dollars et les emplois.

Gardez à l’esprit que ce que nous faisons – si nous y parvenons – consiste à convertir des milliers de milliards de watts d’énergie fossile, nos esclaves énergétiques, en quelques watts de stimulation agréable dans notre cerveau (ou encore de petites quantités de substances chimiques comme récompense dans notre cerveau). Et l’effet secondaire de ce processus est visible tout autour de nous avec ses montagnes de déchets, ses océans acidifiés, son climat altéré, sa pollution, ses extinctions massives et autres méfaits. Ici, nous utilisons le terme « méfait » pour désigner les choses que les humains sont en train de faire, comme construire des hippodromes, utiliser des couches jetables, fabriquer des corbeilles à pattes d’éléphant, construire des flottes de pêche en surnombre, jeter nos appareils électroniques tous les deux ans, les remplacez par de nouveaux, etc. Ça ne « sent pas » le gaspillage tout ça ? Mais si vous demandez à quelqu’un, quel pourcentage de cette magie fossile a été gaspillé en 200 ans, il vous dira probablement « tout » parce qu’il ne restera probablement pas beaucoup de combustible fossile utile (ou de tout ce qui a déjà été construit avec).

L’omniprésence des esclaves fossiles au cours de nos vies nous a amenés à confondre les désirs et les besoins. La plupart de ce que nous « ressentons » avoir vraiment besoin n’est rien en rapport avec ce dont nous avons vraiment besoin. Le consumérisme est largement motivé par la compétitivité sociale. La plupart des gens trouvent plus important d’avoir une plus grande maison que leurs voisins, que d’en avoir une plus grande encore dans un quartier où elle serait la plus petite. La richesse est relative. Ce n’est pas seulement que pour les singes (nous et les singes nous aimons l’équité, mais cela semble plus juste si nous avons des choses au moins aussi bonnes que celles que possèdent les gens avec lesquels nous interagissons).

Et cette signalisation de statut est importante socialement et sexuellement. Beaucoup de choses dont nous pensons avoir besoin ne sont juste là que pour le spectacle.

Et vous souvenez-vous de l’effet « cliquet hédoniste » des discussions précédentes sur le biais, l’heuristique, les erreurs et l’illusion ? Pour obtenir la même stimulation mentale que nous avons eue hier, nous avons besoin des attentes d’une récompense toujours croissante. Cela signifie plus d’argent et plus d’esclaves énergétiques. Ou au moins une attente identique.

Le bonheur n’est pas corrélé avec une richesse au-delà de la couverture simple de nos besoins vitaux. La plupart des choses qui nous rendent heureux, joyeux et épanouis sont dans nos mondes mentaux virtuels, et pas du tout dans le monde physique. Un Philippin peut n’avoir qu’un petit pourcentage du nombre d’esclaves énergétiques d’un Américain, mais il est tout aussi heureux, et des enquêtes ont montré que cela est vrai. Il est tout à fait possible d’être « pauvre » et heureux. De même, il est tout à fait possible d’être riche et misérable. Nos cerveaux sont même préparés pour cela, apparemment.

Alors, où cela nous mène-t-il ?

Eh bien, vous savez déjà que notre moteur thermique, comme celui d’une économie d’amibes, détruit la terre, acidifie les mers, fait fondre les calottes polaires, provoquant ce qui pourrait devenir la plus grande extinction de masse en 65 millions d’années et jetant le doute sur notre avenir.

Mais au moins, nous avons nos bons vieux esclaves énergétiques pour continuer à créer du PIB. Vrai ?

Eh bien…

Une chose est certaine : les esclaves énergétiques vont bientôt disparaître pour toujours. Au cours des 30 dernières années, nous avons brûlé un tiers de toute l’énergie fossile qui a été utilisée depuis sa découverte il y a des milliers d’années. Depuis que je suis né, les humains ont utilisé plus d’énergie que dans toute l’histoire de l’homo sapiens, vieille de 200 000 ans.

Nous venons tout juste de franchir le pic absolu de disponibilité des hydrocarbures liquides qui est le principal moteur de nos économies en raison de ses caractéristiques particulières.

Chaque année, à partir de maintenant, la plupart d’entre nous auront moins d’esclaves fossiles derrière nous. Vous pensez que cela ne fera pas beaucoup de différence ? Ils sont invisibles de toute façon ? Mais en fait, cela fera beaucoup de différence, car nous allons retourner à une époque – soit progressivement, soit soudainement, mais en tout cas inexorablement – où le travail humain représente un pourcentage croissant de l’énergie totale dont nous disposons. Un jour, le travail humain (et peut-être même animal) pèsera la majorité du travail accompli dans les sociétés humaines, tout comme c’est le cas dans une fourmilière.

Et cela se produira dans le contexte d’une nature plutôt usé. Plutôt que de pouvoir pêcher son dîner en lançant un hameçon dans l’océan tout proche, les bancs de poissons sains les plus proches se trouvent à 10 000 milles de chez nous en Antarctique et il est difficile d’y accéder sans avoir recours à des esclaves énergivores pas chers pour faire des navires frigorifiques géants pour les poursuivre et les ramener vers nous. Les mines de cuivre seront largement entamées. Les gisements de phosphate inorganique que nous utilisions pour fabriquer de l’engrais, ont pour la plupart disparu. Etc.

Ou plutôt que « disparu » utilisons le terme plus précis d’énergétiquement à distance. Autrement dit, il y aura toujours des tas de « trucs » souterrains, mais ce ne seront pas les minerais très purs d’antan. Ce sera un truc qui nécessite de déterrer une énorme quantité de roche pour une petite quantité de ce que nous voulons. Parce que (rappelez-vous l’histoire de l’île de Pâques), nous utilisons toujours les meilleures choses en premier. Pourtant, nous courrons après un minerai à une concentration de plus en plus faible avec de moins en moins d’esclaves. Et la respiration lourde des esclaves fossiles aura bientôt ramené nos mers et notre climat vers les conditions dans lesquelles ils sont nés, un monde primordial infernal de toxicité.

Tout cela soulève la question – ou du moins devrait – de savoir si ça ne serait pas une bonne idée de libérer les esclaves fossiles et de les laisser se reposer, puisqu’ils vont bientôt disparaître de toute façon et quand ce sera le cas, nous aurons vraiment besoin d’une planète vivable. Ils n’ont pas besoin d’emplois, et nous n’avons pas besoin de dollars pour notre bonheur. Pourtant, cela va à l’encontre du droit des singes capucins et des mécanismes évolués pour la récompense du cerveau, qui, de fait, prennent nos arrangements sociétaux actuels pour acquis. Au fur et à mesure que nos esclaves fossiles vont prendre leur retraite, sans enfants, nous devrons peut-être redécouvrir la différence entre les emplois et le travail, tout comme les fourmis.

Au niveau du PIB, tête en pierre et des bébés


« Pouvez-vous penser à n’importe quel problème dans n’importe quel domaine de l’activité humaine à tous les niveaux, du microscopique au plus global, dont la solution à long terme est aidée ou assistée de manière démontrable par une augmentation de la population locale, nationale ou mondiale ? » – Al Bartlett
Donc, en plus d’épuiser les ressources non renouvelables et de dégrader le monde naturel, quelles autres conséquences peut-on en tirer lorsqu’on maximise le PIB. C’est notre plan pour l’avenir.

Eh bien, d’une part, cela peut nous amener à vraiment faire des choix sociétaux difficiles.

Par exemple, dans l’infâme culture de l’île de Pâques, il y avait une croyance organisatrice selon laquelle toute nourriture, les ressources et autres bonnes choses venaient de leurs ancêtres morts, et que la façon de rendre heureux vos ancêtres morts était de leur construire des statues géantes. Ce n’était pas un concept organisateur différent de celui du PIB, dans la mesure où les deux affichent un niveau de déconnexion presque hallucinatoire avec la réalité physique et écologique.

Alors que les changements écologiques sur l’île de Pâques se sont aggravés à cause des rats qui se nourrissaient dans les réserves de nourriture, il était devenu « logique » d’augmenter considérablement la production de statues de pierre géantes, ces statues devenant ainsi plus grandes (et donc plus agréables aux ancêtres morts… Too big to fail, peut-être…). Ce fut une entreprise colossale pour un peuple de l’âge de pierre qui utilisait la force musculaire humaine, et exigeait beaucoup de bois pour rouler les statues et utiliser l’effet de levier. Ils ont donc coupé les arbres, ce qui a causé l’érosion qui a commencé à laver leurs terres agricoles productives.

Plus la situation empirait, plus ils ont travaillé dur pour faire des géants de pierre. La dernière génération de géants de pierre n’a jamais quitté les carrières. Elles étaient trop grandes pour bouger. Dans le cadre de ce processus, finalement le dernier grand arbre a été coupé, ce qui a fait sens pour leurs croyances organisatrices, mais ce n’était rétrospectivement pas un bon plan. Cela a signifié que non seulement leur sol fertile allait être emporté, mais aussi qu’ils ne pourraient plus fabriquer de bateaux pour pêcher. Ils sont donc morts de faim, se sont battus et ont beaucoup souffert au fur et à mesure que leurs populations s’écroulaient.

Pour les habitants de l’île de Pâques, ériger ces monuments en pierre était un exemple d’« emploi » déguisé en « travail » – essentiellement des tâches pour des raisons d’obligation sociale qui ne fournissaient pas de bénéfices biologiques pour le groupe. Pensez-vous qu’il peut y avoir des équivalents modernes ?
Aujourd’hui, il est facile de plaisanter sur ces insulaires et leurs « têtes de pierre géantes » comme un point culminant dans l’histoire de la folie humaine. Pourtant, notre adhésion au culte du PIB est un indice asymétrique similaire, également détachée des réalités de l’écologie, du bonheur humain, et du potentiel pour les générations futures, pour leur laisser une qualité de vie décente. À une échelle beaucoup plus grande, nous érodons aussi des terres agricoles (qui, de nos jours, sont en grande partie un milieu mort utilisé pour conserver les semences et recevoir des engrais et pesticides produits industriellement). Nous détruisons notre capacité à obtenir du poisson (en l’anéantissant par la sur-pêche) et, à cause de notre nombre, les choses se sont détraquées à un niveau que les habitants de l’île de Pâques n’ont jamais atteint.

Nous avons déjà mentionné cela. En raison de notre aveuglement face à nos esclaves énergétique qui font presque tout pour nous, nous avons maintenant tendance à confondre les « emplois » avec le « travail ». Les « emplois » ne sont qu’un mécanisme de redistribution sociale des richesses, un droit lié au statut social, et le « travail »  est ce qui est nécessaire pour améliorer temporairement les conditions de vie d’une personne, d’une tribu, d’une nation ou d’une espèce.
Nous avons également noté que nous avions accepté « l’obsolescence programmée » dans la plupart des appareils grand public, de sorte qu’ils se cassent plus rapidement et nécessitent leur remplacement, accordant leur cycle de vie à des caprices humains et des récompenses cérébrales plutôt qu’à une réelle utilité. La plupart du temps, nous ne voulons même pas que les gadgets durent aussi longtemps qu’avant. Aussi longtemps que nous pouvons nous le permettre, nous voulons des produits plus récents et plus frais. Et la publicité aide à garder notre culture prête pour cela.

Le fait est que nous avons conçu un système social qui a besoin de croissance. L’argent, en réalité une revendication sur l’énergie et les ressources futures, naît indépendamment du fait que cette énergie et ces ressources futures seront disponibles. Chaque année, nous avons besoin d’une croissance au niveau d’un ménage, d’une ville, d’un état, d’une nation ou du monde pour servir et rembourser des prêts bancaires qui ont été accordés précédemment. Aucun organisme gouvernemental ou institutionnel sérieux n’a de projets pour autre chose qu’une croissance continue dans le futur. La croissance nécessite l’accès aux ressources et l’abordabilité, mais commence d’abord avec la population.

Ainsi, alors que nos esclaves énergétiques sont sur le point de partir pour toujours, laissant 7 à 10 milliards d’êtres humains sans l’infrastructure qu’ils ont prise pour acquise, nos nations ont décidé que la réponse serait de faire plus de bébés ! Eh oui, pour augmenter le PIB, il faut plus de demande pour les jouets, les couches, les enseignants, etc… plus d’emplois, car plus d’emplois signifie plus de transactions, ce qui signifie plus de PIB ! Plus de PIB signifie plus de « croissance » donc la croissance est bonne ! La Chine vient de renverser sa politique de l’enfant unique, qui a empêché des famines massives et cela a ralenti l’assaut horrible sur l’environnement de la Chine. Beaucoup d’autres pays, comme le Japon, l’Allemagne et la Suède, offrent maintenant des primes pour permettre aux femmes de tomber enceinte. Au Danemark, les agences de publicité encouragent les couples à avoir plus de bébés pour le bien de l’économie grâce à des publicités sexy.

Paradoxalement, comme les moteurs traditionnels de la croissance du PIB diminuent, que ce soit le développement des terres vierges, l’expansion du crédit, les combustibles fossiles à bas prix et les innovations révolutionnaires, il peut y avoir de nouvelles incitations à ne pas réduire notre population comme le conseille l’écologie mais au contraire à l’augmenter. Actuellement, nous avons (en tant qu’espèce) plus de 120 millions de bébés par an. Cela signifie que plus de 335 000 bébés humains naissent chaque jour. On peut comparer cela à une population existante totale de tous les autres grands singes (bonobos, chimpanzés et gorilles) d’environ 200 000 ! Puisque la « demande » est considérée comme une force quasi-magique dans la théorie économique actuelle, les bébés sont considérés comme bons pour les affaires (pourtant les enfants mis au monde maintenant pour des raisons de PIB feront face à de vrais défis dans leur vie. Les auteurs ont décidé de ne pas en faire pour une foule de raisons).



La Chine construit de gigantesques villes vides maintenant. Sans blague. Des villes sans personne, prêtes à être remplies par ces bébés bonus pour augmenter le PIB. On a la dangereusement impression de voir la construction de têtes de pierre géantes.

Quand vous redescendez sur terre et regardez l’avenir humain à moyen terme, c’est en fait pire que de construire des têtes de pierre géantes, parce que les têtes de pierre ne souffrent pas, ne se reproduisent pas, ou ne nécessitent pas une dégradation de l’écologie. De beaucoup de manières réelles, le monde et l’espèce humaine seraient bien mieux si nous passions immédiatement du PIB aux « têtes de pierre géantes » comme mesure du succès. Cela ne signifie-t-il pas que nous pourrions même faire mieux que des têtes de pierre géantes, si nous nous y mettions vraiment ?

Le PIB donne une valeur monétaire à tout ce qui se trouve dans le monde naturel et dans l’expérience humaine, et les choses les plus importantes sont actuellement évaluées à zéro ou presque. Pourtant, comme nous l’avons vu, le PIB est actuellement lié au travail des esclaves fossiles. Il va progressivement s’envoler. Il n’y a aucun moyen, même en principe, pour que la « croissance » telle que nous l’avons récemment expérimentée, continue indéfiniment. Les dernières données en indiquent la fin pour très bientôt. Le PIB commencera un long déclin parce qu’il est lié à des réalités finies dans le monde physique.

La bonne nouvelle, bien sûr, est que ce PIB est une mesure insensée du succès, tout comme les « têtes de pierre géantes ». Les insulaires de Pâques n’ont pas eu la preuve que leur croyance était folle, alors qu’en 2016, nous avons une preuve démontrable que les conclusions de l’économie néoclassique sont réfutées par la science fondamentale. Si nous décidons que nous apprécions le bonheur, la qualité de la vie et une planète saine avec des milliers de générations humaines devant nous, nous devrions en principe abandonner cette idée du PIB et faire les choses différemment.

Ce ne sera pas facile, seulement nécessaire. Il sera plus facile d’échouer que de réussir, car l’inertie sociale d’une amibe enragée et avide de croissance est une chose difficile à changer. Rien ne dépend plus de cela que le destin humain et le destin de la vie complexe sur la planète.


Apprenez à voir les têtes de pierre géantes autour de vous et pensez-y.

NJ Hagens & DJ White

Note du traducteur 

Ça secoue ? C'est normal. Hervé Juvin ne dit pas autre chose. Si on veut être moins pessimiste, on ne partira pas de zéro car des infrastructures existent (train, système éducatif). Beaucoup de gens expérimentent déjà et la population peut basculer très vite dans une autre religion si cela s'avère nécessaire, du globalisme au localisme.

Mais comme l'a montré Dmitry Orlov avec son étude sur l'effondrement de l'Union soviétique, les gens qui ne seront pas capables de se transformer vont beaucoup souffrir. Si vous nous lisez, c'est que vous avez déjà accepté cette situation et que vous êtes déjà en train d'éduquer la génération suivante. Laissons les nihilistes post-modernes à leurs chimères sans enfants.

Philippe Bihouix parle aussi de ce sujet de la complexité et des esclaves énergétiques dans une récente interview.



 

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