mardi 8 mai 2018

Une Corée unie et 50 États-Désunis

Article original de Dmitry Orlov, publié le 1er mai 2018 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr



Ce qui suit est l’introduction à l’édition coréenne de mon livre, Reinventing Collapse. Maintenant que la Corée du Nord et du Sud parviennent finalement à entrevoir la paix et qu’il est question de réunification, c’est le bon moment pour le revisiter. Ma thèse, que l’effondrement des superpuissances déclenche à la fois des réunifications et des quêtes d’indépendance, semble toujours tenir le coup.



Au cours de la guerre froide, les deux superpuissances – les États-Unis et l’URSS – ont dressé un inventaire des conflits non résolus, qu’ils ont, par accord tacite, gelés pendant toute la durée de leur existence commune. Dans certains cas, des entités ethniquement homogènes ont été divisées selon des frontières politiques artificielles, tandis que dans d’autres cas, des groupes ethniques disparates ont été maintenus ensemble par la force au sein d’une seule frontière politique artificielle. Une fois l’URSS effondrée, les entités multiethniques – la Géorgie, la Moldavie et la Tchécoslovaquie – ont fait de leur mieux pour se séparer, tandis que les entités divisées ont fait de leur mieux pour tenter de se réunifier. Alors que certains de ces conflits gelés – notamment l’Allemagne – nécessitaient que les deux superpuissances restent debout pour entériner le statu quo, un exemple particulier – la Corée – est resté bien préservé même après l’effondrement de l’URSS, le Nord fournissant sa propre source de réfrigération autonome.

Pour l’instant, l’armée américaine continue de maintenir plus d’un millier de bases militaires étrangères à travers le monde, y compris en Corée du Sud. La plupart d’entre elles ne servent à rien. Même à l’époque où elle s’opposait encore aux Soviétiques, l’armée américaine se transforma en une sorte de grand organisme d’extorsion : la communauté américaine du renseignement exagéra les menaces mondiales, et l’armée dépensa de copieux fonds publics en prétendant les contrer. À ce jour, l’armée reste le lobby politique le plus puissant de Washington (Israël est loin derrière) et grâce à ses efforts, l’Amérique dépense plus pour la défense que la plupart des autres nations du monde réunies. Mais ce qu’elle obtient pour tout cet argent est en fait assez maigre. Il y a juste deux choses que l’armée américaine peut bien faire : elle peut tirer sur des civils et faire exploser les infrastructures avant de les abandonner à leur sort – comme cela a été le cas en Irak et en Afghanistan – elle peut aussi prendre une pose fière et déterminée en ne faisant rien – comme en Corée du Sud et dans de nombreux autres pays du monde. Il n’y a pas un seul pays qui soit suffisamment désarmé, mourant et appauvri – pas même l’Irak, l’Afghanistan, ou la Somalie – que la puissante armée américaine puisse conquérir et contrôler avec succès. (Peut-être Haïti, mais seulement juste après un tremblement de terre majeur.)



C’est quelque chose comme une loi de l’histoire que tôt ou tard tous les empires doivent s’effondrer. C’est aussi quelque chose comme une loi de la psychologie de groupe que les gens sous-estiment toujours la probabilité de changements importants et soudains, et ils sont donc toujours pris au dépourvu lorsque ces changements surviennent. Personne n’a été plus surpris par l’effondrement de l’URSS que les soviétologues professionnels. Comme l’explique en détail le livre Reinventing Collapse, l’effondrement des États-Unis d’Amérique est déjà acquis. Seul le moment de son effondrement reste incertain, car il peut être déclenché par un nombre quelconque d’événements inattendus relativement mineurs.

Inévitablement, les États-Unis seront forcés de rapatrier leurs troupes et de liquider leurs bases militaires outre-mer, afin de concentrer leurs efforts pour tenter de régner sur le chaos dans son propre territoire. Nous ne pouvons qu’espérer voir le démantèlement et la mise au rebut de l’empire militaire américain se dérouler de manière contrôlée. Il y a peu de pays dans le monde qui aient plus de raisons de penser cela aujourd’hui, et de le planifier en conséquence, que la Corée, et il est donc tout à fait approprié que le coréen soit la deuxième langue après l’anglais à publier le livre Reinventing Collapse.

L’effondrement de l’empire américain s’accompagnera certainement d’une longue cascade de crises mondiales. Le commerce international et la finance sont en première ligne en cas de rupture. Les pays du monde entier seront confrontés à une expérience similaire à celle que les pays de l’ex-Union soviétique ont traversée après l’effondrement de l’URSS. Ils sont sûrs de connaître des bouleversements économiques, de nombreuses faillites, un chômage et un appauvrissement massifs, des crises politiques et de nombreuses vies qui vont être détruites en conséquence. Certains pays ont fait mieux que d’autres pour s’adapter aux nouvelles circonstances et pourraient offrir des enseignements utiles. Par exemple, lorsque Cuba a perdu son approvisionnement pétrolier soviétique, elle a été pionnière dans l’utilisation de l’agriculture urbaine biologique, et elle a réussi à nourrir sa population sans utiliser d’intrants fossiles. La Corée du Nord n’est généralement pas perçue comme une réussite, mais elle peut aussi offrir quelques leçons utiles sur la survie à l’effondrement d’une superpuissance. De plus, elle a une population habituée à des difficultés extrêmes et qui, dans les nouvelles circonstances, peut s’avérer être un atout.

Au cours de ma vie, j’ai connu de nombreux Coréens, tant aux États-Unis qu’en Russie. Je me souviens d’un étudiant nord-coréen spécialisé dans le génie nucléaire : un jeune homme très sérieux et sobre qui vivait tranquillement dans une fraternité d’étudiants russes, des gros buveurs, au MIT, appelée «Notre petit Tchernobyl». Ce que j’ai pu reconstituer sur la base de ce que j’ai observé, c’est que les Coréens sont assez patriotes, pleins de ressources, qu’ils détestent l’ingérence étrangère dans leurs affaires, et sont exactement comme tout le monde, voulant une existence paisible et prospère. Il se peut fort bien que le XXIe siècle coréen compense les horreurs du XXe siècle, tandis que la plupart des anciens États aux USA pourraient se transformer en un ensemble de territoires anarchiques, ingouvernables et peu peuplés qui disparaîtront graduellement ou brusquement de la scène mondiale. Mais un résultat aussi positif pour la Corée n’est en aucun cas automatique. Les bêtes féroces sont les plus dangereuses juste après qu’elles aient été mortellement blessées, et il est difficile de prédire quel genre de dommages une Amérique mortellement blessée pourrait causer dans son agonie. La Corée devra réinventer l’effondrement de l’Amérique à son avantage. Êtant étranger et ne voulant pas me mêler des affaires coréennes, tout ce que je peux dire, c’est de penser à l’avenir, de planifier au mieux, et vous aurez peut-être la meilleure fortune possible !
Les cinq stades de l'effondrement 
Dmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

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